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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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front bas sur l’assiette, se bourrant de porridge, de sorte qu’elle dut attendre qu’il eût fini sa ration,
se fût renversé brutalement en arrière comme après un gros
effort physique, soufflant et soupirant, pour lui demander,
le regardant droit dans les yeux :
    — Et maintenant, que se passe-t-il ?
    Sonpère avait, ce matin-là, le regard plus fuyant encore
que d’habitude.
    Était-ce parce qu’il savait qu’elle l’avait vu dans le
grand flamboyant ?
    Mais en quoi cela pouvait-il l’embarrasser, cet homme
cynique que des postures autrement déshonorantes
n’avaient jamais fait ciller ?
    — Masseck ! cria-t-il d’une voix enrouée.
    Puis, à Norah :
    — Qu’est-ce que tu bois ? Thé, café ?
    Elle donna un léger coup de poing sur la table, tout en
songeant, absente, préoccupée, qu’il était l’heure pour
Lucie et Grete de se lever pour l’école et que Jakob, peut-être, oublierait de se réveiller, ce qui placerait la journée
entière sous le signe de la négligence et de l’échec, mais
n’était-elle pas elle-même excessivement vertueuse, ponctuelle, scrupuleuse, n’était-elle pas réellement la femme
assommante dont elle reprochait à Jakob de vouloir lui
faire endosser le rôle ?
    — Café ? lui demandait Masseck en lui proposant une
tasse pleine.
    — Dis-moi enfin pourquoi je suis venue, déclara-t-elle
tranquillement sans quitter son père des yeux.
    Masseck repartit en toute hâte.
    Son père se mit alors à respirer si violemment, si difficilement que Norah bondit de sa chaise et s’approcha de lui.
    Elle se tint là, gauche, elle eût volontiers repris sa question si cela avait été possible.
    — Il faut que tu voies Sony, murmura-t-il avec peine.
    — Où est Sony ?
    — À Reubeuss.
    —Qu’est-ce que c’est que ça, Reubeuss ?
    Il ne répondit pas.
    Il respirait moins douloureusement, affalé sur sa chaise,
le ventre en avant et tout enveloppé de l’odeur sirupeuse
des fleurs en plénitude.
    Elle vit alors, très affectée, des larmes rouler sur ses
joues grises.
    — C’est la prison, dit-il.
    Elle fit un pas en arrière, presque un saut.
    Elle s’écria :
    — Qu’est-ce que tu as fait de Sony ? Tu devais prendre
soin de lui !
    — C’est lui qui a commis l’acte, pas moi, chuchota-t-il,
presque inaudible.
    — Quel acte ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Oh, mon Dieu, tu
devais t’occuper de lui, l’élever convenablement !
    Elle revint vers sa chaise, s’y laissa tomber.
    Elle avala d’un trait le café qui était âcre, tiède et sans
goût.
    Ses mains tremblaient tellement qu’elle échappa la tasse
sur la table de verre.
    — Voilà encore une tasse de cassée, dit son père. Je passe
mon temps à racheter de la vaisselle dans cette maison.
    — Qu’est-ce qu’il a fait ?
    Il se leva, secouant la tête, sa vieille face flétrie ravagée
par l’impossibilité de parler.
    Il croassa :
    — Masseck, il va te conduire à Reubeuss.
    Il s’éloignait à reculons vers la porte du couloir, lentement, comme s’il essayait de fuir sans qu’elle s’en aperçût.
    Lesongles de ses pieds étaient longs et jaunes.
    — C’est pour ça, demanda-t-elle calmement, qu’il n’y a
plus personne ici ? Que tout le monde a quitté ta maison ?
    Le dos de son père heurta la porte, il l’ouvrit derrière
lui, en tâtonnant, puis détala dans le couloir.
    Elle avait vu autrefois dans un pré de Normandie un
vieil âne délaissé dont la corne des sabots avait poussé
démesurément, l’empêchant presque de marcher.
    Son père, lui, pouvait encore trotter lorsqu’il le voulait !
    Sa rancune immense éclairait, affûtait son esprit.
    Rien ni personne ne pourrait jamais excuser leur père
de n’avoir pas tenu Sony sur la voie de la bienséance et du
sérieux.
    Car lorsque, trente ans auparavant, désireux de quitter
leur mère et la France où il piétinait dans un médiocre
emploi de bureau, il était parti brusquement en emmenant
Sony alors âgé de cinq ans, en enlevant Sony en vérité
puisqu’il savait qu’il n’aurait jamais obtenu de leur mère
son accord pour prendre le petit garçon, lorsqu’il avait
ainsi plongé Norah, sa sœur et leur mère dans un désespoir
dont celle-ci ne s’était jamais vraiment remise, il s’était
engagé dans une lettre laissée sur la table de la cuisine à
veiller sur l’enfant mieux encore que sur sa propre vie, que
sur ses affaires et son ambition, et

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