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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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absent ?
    — Masseck ! cria-t-il en frappant ses mains l’une contre
l’autre.
    De petites fleurs jaunes de flamboyant voletèrent de ses
épaules ou de sa nuque sur le carrelage et du bout d’une de
ses tongs, d’un mouvement preste, il les écrasa.
    Norah eut alors l’impression qu’il piétinait sa robe
semée de fleurs semblables.
    Masseck arriva en poussant un chariot chargé de plats,
d’assiettes et de couverts et entreprit de disposer le tout sur
la table de verre.
    — Assieds-toi, dit le père, on va manger.
    — Je vais me laver les mains avant.
    Elle retrouvait dans son propre ton cette volubilité tranchante dont elle n’usait jamais avec qui que ce fût d’autre
que son père et qui avait pour intention de prévenir toute
tentative de la part de celui-ci pour faire exécuter par
Masseck, par Mansour autrefois, ce qu’elle s’apprêtait à
effectuer, sachant qu’il détestait tellement voir ses hôtes
s’acquitter chez lui de la moindre tâche et paraître ainsi
douter de la compétence de ses serviteurs qu’il était capable de lui dire : Masseck se lavera les mains pour toi, et de
ne pas imaginer qu’elle n’obéirait pas comme lui avaient
toujours obéi jeunes ou vieux autour de lui.
    Maisson père l’avait à peine entendue.
    Il s’était assis, il suivait d’un œil absent les gestes de
Masseck.
    Elle lui trouva la peau noirâtre, moins foncée qu’avant,
sans éclat.
    Il bâilla comme un chien, silencieux, la bouche très
grande ouverte.
    Elle fut certaine alors que la douce senteur fétide qu’elle
avait remarquée sur le seuil venait à la fois du flamboyant
et du corps de son père car l’homme tout entier baignait
dans la lente corruption des fleurs jaune orangé — cet
homme, se dit-elle, qui avait pris si grand soin de la pureté
de son apparence, qui ne s’était parfumé qu’aux essences les plus chics, cet homme altier et inquiet qui jamais
n’avait voulu exhaler sa véritable odeur !
    Pauvre de lui, qui aurait pensé qu’il deviendrait un vieil
oiseau épais, à la volée malhabile et aux fortes émanations ?
    Elle prit la direction de la cuisine, suivit un long couloir
de béton qu’une ampoule tout obscurcie par les chiures de
mouches éclairait à peine.
    La cuisine était la plus petite pièce et la plus malcommode de cette maison disproportionnée et cela aussi,
Norah s’en souvenait, elle l’avait inscrit dans l’inépuisable
colonne des griefs à l’encontre de son père, sachant bien
qu’elle ne lui ferait part ni des graves ni des bénins, sachant
bien qu’elle ne pourrait jamais rappeler dans la réalité du
face-à-face avec cet homme insondable l’audace dont elle
ne manquait pas au loin pour l’accabler de reproches, et
de ce fait mécontente, déçue par elle-même et plus fâchée
encore contre lui de plier le genou, de n’oser rien lui dire.
    Sonpère se moquait bien de faire travailler ses serviteurs dans un endroit pénible et fatigant, puisque lui-même
ni ses invités n’y mettaient jamais les pieds.
    Une telle réflexion, il ne pourrait pas la comprendre
et, se disait-elle avec une rancœur excédée, il la mettrait
au compte d’une sensiblerie typique et de son sexe et du
monde dans lequel elle vivait et dont la culture n’était pas
la sienne.
    Nous n’avons pas le même pays, les sociétés sont différentes, dirait-il à peu près, docte, condescendant, convoquant peut-être Masseck pour lui demander devant elle si
la cuisine lui convenait, à quoi Masseck répondrait par l’affirmative et son père, sans même jeter à Norah un regard
triomphant car cela donnerait de l’importance à un sujet
qui ne pouvait en avoir, considérerait simplement le sujet
clos.
    Cela n’a ni sens ni intérêt d’avoir pour père un homme
avec lequel on ne peut littéralement pas s’entendre et dont
l’affection a toujours été improbable, songeait-elle une fois
de plus, calmement néanmoins, sans plus frémir maintenant
de ce sentiment d’impuissance, de colère et de découragement qui la ravageait autrefois lorsque les circonstances lui
faisaient cogner du front contre les irrémédiables différences d’éducation, de point de vue, de perception du monde
entre cet homme aux passions froides, qui n’avait passé
en France que quelques années, et elle-même qui y vivait
depuis toujours et dont le cœur était ardent et vulnérable.
    Elle était pourtant là, dans la maison

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