Troisième chronique du règne de Nicolas Ier
voudra Sa Majesté pour le déjeuner ?
— Un steak.
— Et pour les légumes, Sire ?
Le Prince passa lentement les yeux sur toute la
compagnie :
— Des steaks aussi.
Notre Irascible Souverain n’avait point d’estime pour son
entourage. Il maintenait ses ministres dociles en les ficelant par des honneurs
et des charges : un bureau doré, une voiture, des valets et des gardes,
cet appareil suffisait à les faire obéir ; pas un ne bronchait. Ils
servaient aussi de public, parce que le Prince n’aimait rien tant que se sentir
sur scène et applaudi, au risque d’être perdu par la flatterie. Cette manie de
se placer au centre des affaires, à défaut des affections, nuisait sans doute à
sa réflexion personnelle, dont il était dépourvu, et Cicéron aurait pu écrire
de lui ce qu’il avait écrit de l’orateur Démosthène : « Oui, il avait
appris à parler devant les autres mais fort peu à s’entretenir avec
lui-même. »
Peu importait ce manque à Notre Immense Leader. Plutôt que
sur l’opinion d’un peuple versatile, qu’il savait engourdir par des paroles,
son pouvoir reposait d’abord sur le Parti impérial ; il l’avait construit
comme une machine dont il surveillait en personne le fonctionnement, contrôlant
tout, déléguant fort peu. Le Prince recevait deux fois par semaine les chefs de
son Parti, qu’il multipliait ou changeait à volonté afin qu’aucun d’eux ne s’habituât
à commander seul. Les réunions commençaient toujours par un éloge du Souverain
et de ses dernières actions puis chacun des chefs recevait des instructions,
des discours, des slogans fabriqués au Château par la toute-puissante officine
des Conseillers. Quoi ? s’étranglait Sa Majesté, le Parti impérial a perdu
en un an près de cent cinquante mille adhérents ? Il fallait recruter pour
livrer aux gazettes des chiffres décents. Il y eut alors à Royan, où le Prince
avait des souvenirs de jeunesse, ce qu’on appela un campus. Cela consistait,
sous le crachin, à montrer l’unité parfaite de chefs impériaux qui se
guettaient et se détestaient. Les plus tendres des partisans, embrigadés comme jeunes
populaires puisqu’il fallait caresser le peuple, reçurent une consigne du
Leader Suprême : « Allez et doublez le nombre de nos
adhérents ! » De là fut lancée une opération nommée « Les
pépites de la Nation » ; un nombreux détachement de ces jeunes
missionnaires en shetland s’en alla évangéliser Bobigny, Aulnay, les faubourgs
de Lyon ou de Marseille ; en chemin ils raflèrent des adolescents auxquels
ils prêchaient que la banlieue n’était pas réservée à la Gauche. On ne connut
pas les résultats de cette croisade pauvrette, mais Sa Majesté elle-même dut y
mettre du sien. Elle se rendit aux chantiers de Saint-Nazaire qui grondaient,
pour poser au milieu d’un groupe d’ouvriers choisis pour leur petite taille, en
bottes et en casque, dans une salle close à l’abri des mécontents.
Parce que le Prince voulait tout savoir sur tous, il se
croyait tout permis. À son adresse, des gazetiers évoquaient souvent Napoléon à
tort, mais les deux monarques partageaient un sens policier très affirmé. Nous
savons la célèbre mise en scène de la visite aux troupes. Napoléon s’arrête
devant un grognard et lui tire l’oreille : « Sergent Cruchot !
tu étais à Lodi et à Marengo ! » Et chacun de s’ébahir :
« Ce diable d’homme connaît jusqu’au plus petit de ses
soldats ! » Napoléon n’avait aucune mémoire des noms, mais les
officiers qui l’entouraient lui passaient des fiches. Il y prit goût et en
réclama bientôt pour les cent millions de sujets de ses cent trente
départements : leur histoire, leur religion, leur fortune, leurs idées
politiques, leur santé. Chacun devait avoir sa fiche. En 1807, le ministre
Fouché donna des instructions aux préfets qui s’empressèrent de mentir pour
présenter leurs administrés épris du régime. Cette inquisition sombra dans le
ridicule. Avec les moyens modernes, et l’électronique qui peut suivre chacun d’entre
nous à la trace, Notre Tempétueux Souverain espérait un fichier d’une ampleur
magistrale.
Alors l’affaire Edvige éclata.
Edvige n’était point un prénom de femme mais le nom de code
d’un fichier né en douce et par décret, à la fin du mois de juin. Notre Prince
n’avait rien trouvé à y redire, ni M. le Cardinal de Guéant qui tenait la
haute main
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