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Tu montreras ma tête au peuple

Tu montreras ma tête au peuple

Titel: Tu montreras ma tête au peuple Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François-Henri Désérable
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si
peu n’est que temporaire, à peine le temps de naviguer
entre les eaux fœtales et celles du Styx. Retenez bien
ces trois mots : de la poussière. Voilà à quoi se réduit une
vie. Ce corps si ardemment en marche, bruissant de
paroles, de rires et de cris ? De la poussière. Cet homme
mû par d’innombrables projets, d’insatiables désirs ? De la poussière. Cette femme dont la beauté encore
intacte fait pâlir d’envie ces jeunes gandins ? De la
poussière .

    Bien sûr, vous êtes encore trop jeune pour méditer
ce memento mori qui angoisse le vieil homme que je suis. Votre nuit n’est pas encore venue. Mais tôt ou tard elle
arrivera, croyez-moi. Et vous ne pourrez pas l’oublier,
comme moi-même je n’ai jamais pu l’oublier. Car pour
le jeune homme que j’étais, cette nuit a été celle de
l’apprentissage de la vie, de la grandeur, du courage.
Et de la mort.

    J’avais à peu près votre âge ; j’étais gardien de prison. Pas n’importe laquelle : l’antichambre de la guillotine, la voisine du tribunal révolutionnaire. Vous savez,
j’ai franchi le pont d’Arcole à la suite de l’Empereur,
une balle autrichienne m’a transpercé l’abdomen à
Wagram, un boulet de canon prussien, ou autrichien,
ou russe – que sais-je ? nous avions le monde contre
nous ! – m’a arraché une main à Leipzig, j’ai vu des
hommes, blancs de givre, s’abriter dans le ventre de
leurs chevaux morts à Borodino. Et pourtant, rien ne
me fait plus frémir que le nom de cette sinistre prison
où je n’ai jamais été incarcéré, où j’ai travaillé quelques
mois seulement, il y a plus de quarante ans.

    Si vous le permettez, Monsieur, je vais vous conter
l’histoire de la nuit où, pour la première fois, j’ai songé
à la mort. C’était à la Conciergerie, la nuit du 30 au
31 octobre 1793. La nuit du dernier banquet des
Girondins.

    *

    Peut-être, Monsieur, avez-vous déjà entendu parler
de cette Cène républicaine. D’aucuns ont prétendu
que ce n’était qu’une fable, une légende inventée par
les historiens pour enrichir leurs travaux de quelques
belles pages. J’y ai assisté, je peux le jurer au besoin :
un banquet s’est bien tenu entre les murs de la Conciergerie cette nuit-là. Si certains ont pu en douter, c’est
qu’on leur en a fait un récit avec tant d’emphase que
d’emblée ils le crurent apocryphe.

    Les mets recherchés, les vins rares, les fleurs et les
flambeaux couvraient, paraît-il, la table de la prison.
Foutaises, mensonges, fantasmes ! La France avait faim,
Paris était au bord de la famine. Le blé valait deux
cents francs le sac, le poisson dix-huit francs la livre.
Qui avait un peu de viande tous les dix jours pouvait
s’estimer heureux. Je vous parle d’un temps où on ne
vivait pas : on survivait, voilà tout. La quête de la pitance
quotidienne pouvait être un labeur quotidien. J’ai vu
des femmes tenir la ficelle quatre heures durant pour
obtenir deux onces de pain ; j’ai vu des marmots de six
ans à peine ployer sous le poids de sacs remplis de
grains qu’ils ramenaient des campagnes pour se constituer une réserve. Appelez-moi fou, mais le peuple ne
veut ni la liberté ni la République. Il veut du pain. Ce
n’est pas la lecture du Contrat social ou de L’Esprit des
lois qui l’a fait prendre les armes et la Bastille, abolir les
privilèges, décapiter le roi. Ce sont les borborygmes du
ventre vide, les lèvres sèches qui, la nuit, mastiquent
une nourriture n’existant qu’en rêve, le tintement de
la fourchette sur l’assiette à peine commencée et déjàterminée. Vient un jour où le vieux paysan, lampant
bruyamment chaque cuillerée de sa soupe brûlante, où
la mère, les yeux écarquillés sur la faim de ses enfants,
où les fils, qui vont faucher à jeun les blés que la taille,
la gabelle et la dîme leur prendront, s’unissent pour
crier ensemble leur misère. Alors plus rien ne peut leur
résister. C’est ainsi, Monsieur, que naissent les révolutions.

    Autant dire qu’il eût été impossible, même pour un
condamné qui y eût laissé les économies de toute une
vie, de s’offrir un véritable festin en guise de dernier
repas. Je ne dis pas que cela n’est jamais arrivé. Si
quelques-uns ont pu obtenir des mets les plus délicats,
si le duc d’Orléans dégustait du vin de Champagne
quand on vint le chercher pour mourir, combien
furent-ils à se présenter devant le bourreau le gosier
sec et le

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