Tu montreras ma tête au peuple
Roland se percerait
le cœur après avoir appris le supplice de sa femme ;
que Pétion et Buzot seraient retrouvés dans un champ
l’été suivant, à demi dévorés par les loups. Ils ne
savaient pas qu’après leur mort, la guillotine serait
élevée au rang d’institution.
Je revois la beauté flamboyante de Duchastel, ce seigneur qui se fit fermier après le 4 août, puis soldat en
Vendée et député en Gironde. Je l’avais déjà brièvement aperçu lors du procès du roi. Il n’avait pas assisté
aux deux premiers votes et pour cause : on le donnait
pour mort. On lui avait, paraît-il, administré l’extrême
onction. Il se fit porter à la Convention. Il était pâle,
chétif, enveloppé d’une couverture. Il avait côtoyé la
mort, il savait ce que c’était. Il vota le bannissement du
roi, c’est-à-dire la vie. Et c’est parce qu’il avait voté la
vie qu’on décida, plus tard, de lui ôter la sienne. C’était
le plus jeune des condamnés ; c’était aussi l’un des plus
courageux. Il n’avait pas peur de la mort. La terreur,
disait-il, est pour les coupables. Les Girondins n’étaient
coupables de rien, fors leur opposition à la Montagne.
Il n’en fallait pas plus pour connaître les honneurs de
l’acier.
Brissot méditait-il sa mort prochaine ? Il avait connu
la Bastille. Pas seulement la prise de la Bastille – les vainqueurs du 14 juillet déposèrent les clefs du château
dans ses mains, mais la prison dans la Bastille : il y fut
enfermé quelque temps pour un libelle dont il n’était
pas l’auteur. À quoi pensait-il ? À son fils, sans doute.À ses frères aussi. Frères non de sang mais d’âme,
hommes dont on fait le commerce parce que leur peau
est couleur d’ébène.
J’entends encore Duprat discutant avec Mainvielle.
Ils avaient trempé ensemble dans le massacre de la Glacière ; ils étaient unis par le sang. Par le sang et par la
détestation de Duprat l’aîné, que je connus plus tard à
Wagram.
Je revois leur enthousiasme quand, tous, à l’exception de Vergniaud, ils entonnèrent des chants patriotiques. Le grand homme, seul dans un coin, tenait
entre ses mains un boîtier en or dont le fond était couleur d’azur et sur lequel, avec la pointe d’une épingle,
il avait gravé son nom accolé à celui d’une jeune fille.
Il en sortit une montre qu’il examina longuement.
L’aiguille indiquait six heures. Il la remonta, la remit
dans sa boîte et se tourna vers moi :
— Monsieur, me dit-il, auriez-vous l’obligeance
d’exaucer les dernières volontés d’un honnête
homme ?
Je hochai la tête en signe d’approbation. En cette
nuit tragique, il n’y a rien que j’aurais pu refuser à cet
orateur de génie, et m’eût-il demandé de gravir les plus
hauts sommets des Alpes ou de traverser l’océan à la
nage, je l’eusse fait dans l’instant.
— Il y a une jeune fille, me dit-il. Elle s’appelle
Adèle Sauvan.
Il rougit à son nom :
— J’aimerais que vous lui remettiez cette montre et
ce boîtier.
La jeune fille devait avoir treize ou quatorze ans. Luiétait-elle promise ? Je ne l’ai jamais su. Sans doute Vergniaud l’eût-il épousée si la grande dame en noir, assise
à son chevet ce soir-là, n’était venue substituer le couteau à l’anneau.
— N’ayez crainte, lui dis-je. J’irai la trouver dès
demain.
— Alors je vous suis redevable. J’ai peur, malheureusement, de ne pouvoir vous rendre cette faveur dans
cette vie. Dans une autre, peut-être...
Puis, se tournant vers ses amis :
— Messieurs, leur dit-il, votre compagnie est agréable,
mais je souhaite me présenter devant le bourreau avec
toute la clarté de mon esprit. Il ne nous reste que
quelques heures pour dormir. Alors à demain.
Et tous, en chœur :
— Vergniaud a raison. Allons dormir !
Alors, à l’exception de Gensonné qui écrivait
quelque lettre, ils gagnèrent leur lit, les uns pour se
reposer, les autres pour étouffer leurs sanglots.
C’est seulement à cet instant, quand ils furent couchés, que je décidai d’accomplir la tâche que je m’étais
depuis longtemps assignée. Car ce n’était pas un hasard
si je me trouvais à la Conciergerie ce soir-là. J’avais
quelqu’un à sauver. J’allais le trouver et lui dis :
— Monsieur, vous êtes libre !
Il ne me crut pas. Les murs étaient épais, les barreaux de fer solidement scellés, les verrous consciencieusement fermés. La
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