Tu montreras ma tête au peuple
liberté chèrement acquise pour nous-mêmes
doit être étendue aux esclaves et que nous confions aumonde la mission de bâtir l’avenir sur l’espoir que
nous avons fait naître, pour renoncer et réduire cet
espoir à néant ? Est-ce qu’après avoir décrété la liberté
pour tous les hommes, partout, en tout lieu, il ne serait
pas criminel de partir et prendre le risque de l’étouffer ? Est-ce qu’enfin l’homme du sursaut national, sans
qui Valmy n’eût été qu’une amère victoire prussienne,
s’enfuit comme un vaurien ?
Et puis, il me faut bien l’avouer, je pensais qu’ils voulaient seulement me faire peur. J’étais certain qu’ils
n’oseraient pas. Comme le roi, je n’ai rien vu venir. On
raconte que dans son journal, à la date du 14 juillet, il
n’aurait écrit que ces deux mots : « Aujourd’hui, rien. »
Ils n’oseront pas, disais-je encore à Camille le mois dernier. Mais tout s’est si vite enchaîné : Saint-Just à la tribune, dans son costume d’archange de la Terreur, qui
me lance des menaces à peine voilées : « La République
ne peut être assise que sur l’inflexibilité... La justice
n’est pas douceur, mais sévérité », ou encore : « Il y a
une secte politique dans la France qui veut être heureuse et jouir », et aussi : « Les grands coupables
veulent briser l’échafaud, parce qu’ils craignent d’y
monter »... L’entrevue avec Robespierre que Laignelot
avait arrangée pour calmer les esprits. Vaine tentative...
Peu m’importait. La vie m’était à charge : « Mieux vaut
être guillotiné que guillotineur ! » disais-je encore à
Camille avec une indolence résignée. Alors « Edamus et
bibamus , me répondait-il en latin, pour n’être entendu
de Lucile ; cras enim moriemur ! » Il avait raison : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! » Funeste
présage que Saint-Just s’empressa de mettre à exécution : quelques jours plus tard, il réclamait nos têtes.
Puis c’est l’arrestation, la première nuit au Luxembourg, le transfert à la Conciergerie, le procès... Et me
voilà dans cette charrette qui lentement se fraye un
chemin parmi la foule excitée. Bientôt, entre elle et
nous, la barrière de l’éternité.
Fabre continue de pleurer. Ses larmes, soudain,
m’arrachent un sourire. Tout à l’heure, quand le greffier nous a signifié la condamnation à mort, il s’est mis
à hurler. Pas contre l’iniquité du jugement qui nous
envoie à l’échafaud, mais contre les scélérats du Comité
qui l’auraient dépouillé d’une pièce de théâtre. L’Orange de Malte , je crois. Il a peur que Collot ne la lui
vole et ne s’en attribue la paternité. Alors qu’il en
écumait encore, je lui ai dit : « Mon cher Fabre, ne t’inquiète pas : des vers, avant huit jours, tu en feras plus
que tu en voudras. » Peut-être racontera-t-on, dans un
siècle ou deux, comment Danton bravait la mort en
faisant des bons mots. En vérité, j’ai peur. Et cette peur,
je la masque comme je peux, mais intérieurement
je tremble. Comme Bailly. Je repense à lui que j’ai
combattu comme j’ai combattu l’infâme Pastoret,
comme j’ai combattu Lafayette, ce vil eunuque de la
Révolution, comme j’ai combattu tous les conspirateurs qui voulaient s’introduire dans les postes les
plus importants pour mieux assassiner la liberté. Il y a
quatre mois, Bailly était à la place qui m’est assignée
aujourd’hui. Je le revois avec sa chemise en lambeaux
sur son corps décharné, sous la pluie fine et glacée
qui s’abat sur ses chairs violacées. Il frissonne. Ses
muscles tressaillent. On entend le claquement de sesdents. Un homme s’extrait de la foule et lui demande :
« Tu trembles, Bailly ? » Et Bailly, très calme : « Oui.
Mais seulement de froid. » Dernières paroles somptueuses, empreintes de fierté, d’orgueil, de dédain.
Quels mots sortiront de ma bouche, de cette bouche
qui, pour sauver la France, réclamait devant l’Assemblée de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, juste avant que le couperet ne s’abatte sur ma
nuque ?
Garderai-je la dignité du roi qui monte avec majesté
les degrés de l’échafaud, soutient le regard du peuple
venu voir le couteau glisser sur sa tête et assure, avant
que le roulement des tambours couvre définitivement
sa voix, mourir innocent des crimes qu’on lui impute,
pardonner aux auteurs de sa mort, et prier Dieu que
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