Tu montreras ma tête au peuple
daltonisme avant Young et
Dalton,
— la loi d’Avogadro avant Avogadro.
Ô Monsieur, combien la République se fût honorée
en laissant la vie sauve à cet homme qui n’avait commis
d’autre crime que de naître noble, d’être devenu riche,
et d’avoir employé chaque seconde de son existence au
progrès des sciences ! Mais la République, Monsieur, la
République n’avait... Non ! Laissez-moi jouir quelques
instants du silence... Laissez-moi savourer cette quiétude qu’une parole malheureuse – que dis-je ? criminelle ! – prononcée par le président du tribunal, maudit soit-il !, viendrait rompre sur-le-champ !
Mais aussi :
— la synthèse du camphre,
— celle de la cinchonine et de l’ouabaïne,
— l’isolation des alcalins et des alcalino-terreux par
hydrolyse de NaOH et KOH.
Il ne lui restait plus que quelques jours à vivre quand
je fis sa connaissance. Il m’adressa la parole, à moi,
garde-suisse devenu gardien de prison pour sauver
mon sauveur, il me donna du « Monsieur » comme si
j’étais un important, il me remit une lettre et me pria
de la remettre à mon tour à l’un de ses parents. Je l’ai
lue, relue, encore et encore, de telle sorte que chaque
mot, du premier au dernier, est demeuré gravé dans
mon esprit :
J’ai obtenu une carrière passablement longue, surtout fort heureuse, et je crois que ma mémoire sera
accompagnée de quelques regrets, peut-être de quelque
gloire. Qu’aurais-je pu désirer de plus ? Les événements
dans lesquels je me trouve enveloppé vont probablement m’éviter les inconvénients de la vieillesse. Je
mourrai tout entier, c’est encore un avantage que je
dois compter au nombre de ceux dont j’ai joui. Si
j’éprouve quelques sentiments pénibles, c’est de n’avoir
pas fait plus pour ma famille ; c’est d’être dénué de tout
et de ne pouvoir lui donner ni à elle ni à vous aucun
gage de mon attachement et de ma reconnaissance.
Il est donc vrai que l’exercice de toutes les vertus
sociales, des services importants rendus à la patrie, une
carrière utilement employée pour le progrès des arts et
des connaissances humaines ne suffisent pas pour préserver d’une fin sinistre et pour éviter de périr en coupable !
Je vous écris aujourd’hui, parce que demain il ne me
serait peut-être plus permis de le faire, et que c’est une
double consolation pour moi de m’occuper de vous et
des personnes qui me sont chères dans ces derniers
moments. Ne m’oubliez pas auprès de ceux qui s’intéressent à moi, que cette lettre leur soit commune. C’est
vraisemblablement la dernière que je vous écrirai.
Hélas ! Il disait vrai. Car bien souvent, ce n’est pas un jugement que rendait le tribunal révolutionnaire, mais le jugement, l’ultime jugement, celui qui devait décider
si l’on allait vivre – rarement – ou mourir. Oui, c’est
bien de cela qu’il s’agissait, le jugement que rendait
le tribunal révolutionnaire n’était rien d’autre que le
jugement dernier. Ce jugement dont la République
s’honorait, car la République, justement, la République
n’avait... – Non, Monsieur, il est encore trop tôt pour le
dire ! Faites grâce au vieil homme qui renâcle à répéter
ces paroles impies !
Et encore :
— comment domestiquer l’interaction de particules
chargées sous l’action de la force électromagnétique,
— un vaccin prophylactique contre la rage, la peste
et la fièvre typhoïde,
— un moyen de transport aérien qu’il eût appelé
l’avion (?)
Rien ne se perd , rien ne se crée , tout se transforme , avait
dit le plus grand esprit français du siècle dernier. Pourtant, en sacrifiant le plus grand esprit français du siècledernier, la République avait perdu un génie, créé un
marasme et transformé la face du monde à jamais.
C’était le plus grand esprit français du siècle dernier,
tout de même ! Lagrange ne s’y trompa guère, qui plus
tard dit à Delambre : « Il ne leur a fallu qu’un moment
pour faire tomber cette tête. Cent années, peut-être, ne
suffiront pas pour en reproduire une semblable. »
Car cette tête, Monsieur, cette tête était aussi pleine
que celles de ses juges étaient vides. Cette tête, Monsieur, cette tête avait – pêle-mêle non exhaustif :
— échafaudé une théorie de formation de la Terre,
— défini des règles précises de fabrication et de graduation des
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