Tu montreras ma tête au peuple
panier !
Par milliers fusent les : « Vive la République ! » Mais
comprennent-ils que cette République qu’ils célèbrent,
on va bientôt lui trancher la tête ? D’autres entonnent La Marseillaise . Savent-ils que la tyrannie qu’ils prétendent combattre est celle de Robespierre et de ses
amis, que ce sont eux qui égorgent leurs fils et leurs
compagnes, que le sang impur censé abreuver leurs
sillons bouillonne dans les veines de Saint-Just, de
Billaud, de Couthon ?
Suivent Delaunay, Bazire, les deux Frey, Guzmann,
d’Espagnac, Chabot...
Clic ! Clac ! Boum !... Clic ! Clac ! Boum !... Clic ! Clac !
Boum !...
Puis vient le tour de Camille. Je le vois qui vacille.
« Adieu », me dit-il. Et je prie pour qu’il ne pleure pas.
Car s’il meurt aujourd’hui, avec moi, c’est moins pour
les coups qu’il portait dans Le Vieux Cordelier que parce
qu’il est resté mon ami. Contre Fouquier, son cousin.
Contre Robespierre, son témoin de mariage. Camille,
qui depuis plusieurs jours tient une mèche de Lucile
entre ses mains, la donne au bourreau pour qu’il la
remette à Madame Duplessis. Je tremble. Il meurt à
trente-trois ans, l’âge du Christ. La lame va tomber. Le
nom de Lucile résonne dans un silence déchirant.
Clic ! Clac ! Boum !
Fabre, Lacroix, Westermann, Philippeaux sont les
suivants...
Clic ! Clac ! Boum !... Clic ! Clac ! Boum !... Clic ! Clac !
Boum !...
Il ne reste plus qu’Hérault et moi. C’est lui qu’on
appelle. Il cherche quelqu’un à une fenêtre de l’ancien Garde-Meuble : une main de femme agite une
dentelle, il sourit. Ultime consolation. Je serai donc le
dernier à passer sur la planche. J’aurai vu couler le
sang de mes amis, l’un après l’autre. Le jour va tomber,
il faut faire vite. Hérault tente de m’embrasser. Un des
aides du bourreau le pousse vers la bascule. L’imbécile ! Empêchera-t-il nos têtes de se baiser au fond du
panier ?
Clic ! Clac ! Boum !
C’est mon tour. Sans attendre qu’on me le demande,
je m’avance. Je regarde Sanson et lui dis : « Tu montreras ma tête au peuple. Elle en vaut la peine. »
Ils m’attachent. Ils m’allongent. Le silence est glacial. Un cheval hennit. Je ne vois plus que le fond du
panier. Il paraît qu’on ne sent rien quand le couperet
tombe. Un léger souffle d’air frais. Ma vie a été courte,
mais belle. Je ne suis ni un saint ni un imposteur. Simplement un homme parmi les hommes. Je ne regrette
rien. J’ai vécu.
Clic ! Clac !...
LE PLUS GRAND ESPRIT FRANÇAIS
DU SIÈCLE DERNIER
— Et savez-vous, Monsieur, comment on meurt avec
élégance ?
Je vous parlais tout à l’heure de la bravoure des
Girondins face à l’échafaud, de leur éloquence pendant cet inoubliable banquet, de cette Marseillaise qui retentit place de la Révolution jusqu’à ce que le
dernier d’entre eux eût le souffle coupé – et le sens
de cette phrase, hélas, n’est pas au figuré. Si je devais
qualifier leur mort par un seul adjectif, je l’ai dit tantôt
et je le répète volontiers : elle fut courageuse. Et s’il
fallait recommencer l’exercice pour la mort de celui
qui fut incontestablement le plus grand esprit français
du siècle dernier – inutile de prononcer son nom, vous
savez de qui je parle, c’est le plus grand esprit français
du siècle dernier ! – alors, d’emblée, un mot s’impose :
Élégance.
Car l’élégance, justement, se passe de mots ; un geste
suffit.
*
Quand il fut appelé à comparaître devant le tribunal
révolutionnaire, le plus grand esprit français du siècle
dernier n’était plus tout jeune ; il avait cinquante ans.
Mais il semblait jouir d’une robuste constitution et – je
n’aime pas me mettre à Sa place – sans doute le Très-Haut lui eût-Il prêté vie pendant une dizaine d’années
supplémentaires si la parodie de justice des hommes
n’était venue se substituer à la justice divine. Dix ans,
Monsieur, dix ans ! Imaginez ce que le plus grand esprit
français du siècle dernier eût accompli en dix ans !
Trois mille six cent cinquante jours consacrés à la
science ! Quatre-vingt-sept mille six cents heures vouées
au progrès, à la connaissance !
Un alambic, une balance, une décennie, et le plus
grand esprit français du siècle dernier eût certainement découvert :
— l’électrolyse de l’eau avant Carlisle et Nicholson,
— la description du
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