Tu montreras ma tête au peuple
Il n’avait
pas la force d’aller plus loin. C’est mon père, encore
une fois, qui me conta la fin de l’histoire : « La jeune
fille le délaissa pour épouser un comte. Quelque temps
plus tard, Louis XV fit d’elle sa maîtresse, puis sa favorite, l’égale d’une reine à qui seule manquait la couronne. À la mort du roi, obligée de quitter Versailles,
elle aurait pu couler des jours heureux au château de
Louveciennes, mais quand la Révolution éclata, elle fit
afficher la liste des bijoux qu’on lui avait volés sur les
murs de Paris, se rappelant ainsi aux bons souvenirs
des Jacobins qui ne demandaient qu’à faire payer laci-devant courtisane. Madame du Barry – puisque c’est
d’elle qu’il s’agit –, fut jugée et condamnée à mort.
Elle se mit à hurler, implorant la clémence du tribunal,
bousculant les gendarmes, inventant de prétendues
révélations pour repousser l’exécution. Sur la charrette, elle en appela au peuple : Je suis comme vous, bons
citoyens, ne me laissez pas mourir ! Les bons citoyens, alanguis par cette femme horrifiée, cette femme jadis la
plus belle du royaume maintenant enlaidie par l’embonpoint, l’angoisse et le chagrin, baissaient la tête
et gardaient le silence. Arrivée sur l’échafaud, elle se
tourna vers ton grand-père, son ancien amant qu’elle
n’avait pas revu depuis leur idylle de jeunesse, des
siècles plus tôt. Elle lui dit : N’est-ce pas que vous ne me
ferez pas mourir, pas vous ? Ton grand-père ne put
réprimer quelques larmes et dut me laisser accomplir
le reste des opérations. Le cou dans l’échancrure du
billot, elle me dit encore : Pas tout de suite, encore un
moment monsieur le bourreau, je vous en prie ! Ce furent
ses derniers mots. »
Hormis la mort du roi, de son fils et de celle qui avait
été sa maîtresse, mon grand-père nous livrait de bonne
grâce les scènes dont il fut le témoin. Il me raconta, cet
après-midi de nivôse, son quotidien au temps de la
Révolution, le chapeau haut de forme et légèrement
bombé dont il se coiffait chaque matin, sa redingote
de couleur sombre et son surtout rouge sanglant,
ces interminables journées quand il se présentait au
cabinet de Fouquier-Tinville, les charrettes qu’il devait
alors se procurer, qu’il payait quinze francs, plus cinq
francs de pourboire au charretier. Il me parlait de toutça et entre deux phrases il goûtait le silence, ce silence
qui, toute sa vie, où qu’il allât, quoi qu’il fît, l’avait
précédé et suivi. Car toute sa vie il avait inspiré l’horreur, suscité la haine, attisé la crainte et le mépris. Trop
malheureux d’avoir à punir ceux qui par leurs crimes
avaient provoqué les anathèmes de la justice, il devait
encore en partager l’opprobre et l’infamie.
Il parlait de tout ça avec naturel, comme un chapelier parlerait de ses chapeaux, un forgeron de son
enclume, ou un tonnelier de ses tonneaux. « Toi aussi,
répéta-t-il comme s’il avait besoin de le ressasser encore
et encore pour que l’idée s’ancrât éternellement dans
mon esprit : un jour, tu seras bourreau. »
Il avait raison : je n’ai pas échappé à mon destin.
J’aurais pu devenir chapelier, justement, ou forgeron,
ou tonnelier ou chirurgien. Chirurgien... Ne l’ai-je pas
été, certes à ma manière, mais tout de même ? N’est-il
pas contraint, pour sauver une vie, d’amputer un bras
ou une jambe gangrenés ? Il en va de même pour le
bourreau : quand l’un des membres du corps social
présente trop de dangers, il en fait le sacrifice pour
préserver la société. Les beaux esprits objecteront qu’il
y a là une différence, et de taille. Ils n’auront pas tort :
quant à la dimension du couteau.
Aurais-je été plus heureux chapelier, forgeron, tonnelier ou chirurgien ? Rien n’est moins sûr. L’homme,
on le sait, est un éternel insatisfait : celui dont les
mains calleuses s’échinent sur le soc d’une charrue
pour remuer la glèbe mènerait volontiers la morne et
néanmoins confortable existence d’un commis, lequel,
au lieu de se morfondre pendant des heures dansun bureau, serait heureux d’empoigner de temps à
autre par les cheveux une tête fraîchement guillotinée,
se substituant ainsi au bourreau qui lui-même ne
demande qu’à laisser les têtes pour faucher des blés.
« Tu seras bourreau car c’est un beau et noble
métier... »
Je repense à ces paroles quarante ans plus tard. J’y
repense
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