Tu montreras ma tête au peuple
marbre et
les cristaux, je ne pouvais me douter que quatre années
plus tard, c’est sur l’échafaud que je le retrouverai, et
qu’il n’aurait plus ni habit ni souliers, mais seulement
une chemise, une veste piquée, une culotte et des bas
de soie gris. » Puis il le vit une seconde fois en mars
1792. Ce n’était plus sous les somptueux lambris de
Versailles, mais aux Tuileries, tombe anticipée d’une
monarchie expirante : « On m’avait mandé pour
donner mon opinion sur la forme du couperet. Elle
était alors en croissant, et le roi suggéra de lui substituer une ligne oblique. Il avait raison. On guillotine
bien mieux depuis. » La dernière fois que Charles-Henri Sanson eut l’honneur de croiser le monarque,
ce fut pour lui donner la mort. C’était le 21 janvier
1793, place de la Révolution. Mon grand-père n’en
reparla jamais, et mon père lui-même rechignait à
raconter cette journée fatidique. Il me dit simplement :
« Nous redoutions que l’on attentât aussi bien à la
vie du roi qu’à la nôtre. C’est pourquoi nous étions
tous deux armés de dagues et de pistolets, dissimulés
sous nos habits. Mais tout s’est passé comme prévu. Il
n’y eut pas d’incident. » J’appris plus tard que, chaque
21 janvier, mon grand-père fit dire une messe pour le
roi, et que chaque soir, jusqu’au dernier jour de sa vie,
il s’agenouillait devant le couteau qui avait tranché
la tête de Louis XVI, et priait pour le repos de son âme.
Il y avait, ensuite, celle d’un faussaire en assignats. Jene me rappelle plus son nom ; peu importe : il n’est
que le second rôle malheureux d’un drame familial
comme chaque famille en connaît. Mon grand-père avait deux fils : Henri, mon père, et Gabriel, plus
jeune de deux ans. Henri et Gabriel savaient qu’un
jour ce serait eux qui reprendraient le flambeau. Pour
le moment, ils fourbissaient leurs armes en prêtant
main-forte à leur père. La coutume, on le sait, voulait
que l’on exhibât la tête tranchée des suppliciés. L’exécuteur, ou l’un de ses aides, devait l’attraper par les
cheveux – ou par l’oreille s’il était chauve, tel Chalier,
guillotiné à Lyon, place des Terreaux – et la brandir
devant la foule frémissante, furieuse, foule en orgasme
de haine lorsque paraissait le bourreau au front carré,
dépositaire du pouvoir de tuer. Ce jour-là, c’est Gabriel
qui devait se prêter au sinistre rituel. Il prit la tête dans
le panier, et la présenta au peuple jamais rassasié. La
langue pendait, les yeux étaient révulsés, le sang éclaboussait les habits de Gabriel et se répandait sur les
planches de l’échafaud, tout à la joie vengeresse de
cette foule qui laissait éclater ses passions les plus viles,
ses instincts les plus bas. Gabriel glissa, tomba, se brisa
la nuque : « Il n’a pas souffert », me raconta mon père
des années plus tard, les yeux voilés de larmes et les
lèvres tremblantes.
Il y avait, enfin, celle d’une femme que dans sa jeunesse impétueuse il avait aimée. L’amour, il m’en parlait volontiers : « Tu verras, Henri-Clément, il n’y a que
deux choses qui font tourner le monde : le travail et
l’amour. Le travail parce qu’il nous permet de vivre,
l’amour parce qu’il nous donne une raison de vivre.Tout le reste est superflu. » Mais son premier amour,
jamais il ne l’évoquait. Une fois seulement, il dérogea
à la règle : « J’ai travaillé aussi longtemps que j’ai pu.
Et j’ai aimé, oui, j’ai aimé passionnément. Pas seulement ta grand-mère. Il y eut quelqu’un d’autre avant
elle. Elle s’appelait Jeanne, elle était sublime. Tout le
monde n’avait d’yeux que pour elle. Et elle, elle offrait
ses yeux à tout le monde – c’était là son seul défaut.
Elle était éprise d’absolu, incapable de ne pas se
donner tout entière. » Il marqua une pause, puis il
continua : « Elle travaillait dans une boutique de mode,
rue Saint-Honoré. Je savais qu’elle donnait facilement
des marques de sa bonté et j’allai la trouver en espérant qu’elle m’en ferait profiter. Je lui promis de la
prendre dès le coucher et de ne pas m’en déprendre
avant le lever du jour. Je tins parole. » Il poursuivit :
« Pendant des semaines, je lui rendis visite chaque jour,
et chaque jour qui passait ses yeux m’ensorcelaient. Je
ne savais pas que, trente ans plus tard, ces mêmes yeux
m’imploreraient de lui laisser la vie sauve. »
Weitere Kostenlose Bücher