Un collier pour le diable
ouvrait sur le cœur du château. La lanterne du jeune paysan fit d’abord surgir de l’ombre un arbre immense, un frêne géant dont les branches noueuses s’étendaient au-dessus de la grande cour comme des bras protecteurs. Mais, si grand qu’il fût, il semblait écrasé par la masse des tours et par le jaillissement des hautes lucarnes fleuronnées du grand logis appuyé aux murailles de l’ouest. C’était une magnifique construction parée des grâces de la Renaissance, flanquée d’un noble escalier à volées droites dont les pilastres cannelés annonçaient qu’il avait dû naître au début du siècle précédent ; mais l’ensemble, malgré sa beauté, donnait un sentiment d’invincible tristesse, celle d’une demeure faite pour l’activité, pour la lumière, pour la vie et laissée à la solitude, à l’abandon…
Lentement, Tournemine, les yeux fixés sur ce fantôme de granit, mit pied à terre, s’efforçant de maîtriser le tremblement subit de ses mains. Il avait envie de courir vers le perron dont les pierres se disjoignaient, vers la porte dont le bois sculpté se fendillait, vers ces murs où déjà se montraient de dangereuses lézardes. Il avait envie d’étreindre, d’embrasser le tout et il sentait son cœur tiré vers cette grandeur passée des siens comme un chien par sa laisse.
— C’est par ici, Monsieur, fit la voix tranquille du jeune paysan.
À regret, le chevalier se détourna pour suivre son guide vers les communs, adossés à la courtine est et dont les petites fenêtres laissaient paraître une lumière rougeâtre. Au bruit des chevaux, la porte s’était ouverte et la silhouette d’un homme de haute taille, coiffé d’un grand chapeau noir et appuyé sur une canne, s’y encadrait, vigoureusement découpée sur la lumière jaune de l’intérieur.
En approchant, les trois cavaliers virent qu’il s’agissait d’un vieillard, droit et robuste, à la figure sévère encadrée de longs cheveux blancs. Les rides de son visage proclamaient son grand âge ; pourtant l’éclair de son regard disait assez qu’il n’avait rien perdu de sa vigueur. Devant lui, son petit-fils s’inclina comment devant un seigneur.
— Mon père, dit-il avec respect, voici des voyageurs égarés qui demandent abri pour la nuit.
— Leur as-tu dit, Pierre, que l’abri était celui d’un paysan ?
— Je leur ai dit, mon père.
— Alors, entrez, Messieurs, et prenez place auprès du feu. Le souper sera servi dans un moment. Pierre, tu prendras soin des chevaux.
Il s’écarta pour leur livrer passage. Impressionnés malgré eux par la noblesse étrange émanant de cet homme, les deux gentilshommes saluèrent en franchissant son seuil tandis que Pongo, toujours muet, réunissait dans sa main les brides des trois chevaux pour les mener à l’écurie. La pièce où l’on pénétra était basse, plafonnée de lourdes poutres aboutissant toutes à une cheminée occupant toute la largeur. Deux femmes vêtues de noir, l’une déjà âgée, l’autre à peine sortie de l’enfance, s’activaient devant l’âtre flambant, préparant le souper.
— Voici ma bru Anna et ma petite-fille Madalen, dit le vieux Joel. Prenez place, elles vont nous servir dans l’instant.
Les hommes s’assirent autour de la longue table de châtaignier et, après que le vieillard eut dit le Benedicite, les femmes entamèrent le silencieux ballet du service. Personne ne parlait. Le vieux Joel et son petit-fils mangeaient avec gravité, en hommes pour qui chaque bouchée de nourriture est sacrée parce qu’elle est le produit du travail quotidien. Les femmes ne se fussent pas permis d’ouvrir la bouche sans l’accord de l’ancêtre et, en outre, l’aspect farouche de Pongo, à qui elles jetaient furtivement de craintifs coups d’œil, leur inspirait une visible inquiétude. Jean de Batz, silencieux contre son habitude, n’avait pas ouvert la bouche depuis le porche franchi. Quant à Gilles, il s’emplissait les yeux et le cœur de ce décor austère qu’il aurait voulu familier, sans s’apercevoir que, sous la broussaille blanche de ses sourcils, le vieux Joel l’observait attentivement. En effet, depuis que le jeune homme était entré dans la lumière du foyer, ses yeux ne l’avaient pas quitté un seul instant.
Tout le repas, qui se composait de choux, de lard, de « lait cuit » et de tartines beurrées, se déroula tout entier sans qu’une seule parole fût prononcée à
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