Un collier pour le diable
simplement léguée à ses enfants ? Pourquoi cacher ?
— Parce qu’il ne pouvait pas supporter, je crois, l’idée que d’autres pourraient toucher ses pierres, les manier. Et puis il craignait que la collection ne soit dilapidée. Enfin, il n’aimait pas ses enfants. Le sang du Gerfaut est un sang redoutable. Il est difficile à porter sans y laisser son âme…
— Il ne me fait pas peur, affirma Gilles.
— Alors, je vous en prie, essayez de lui rendre son nid. Et moi, je vais prier Dieu de me laisser sur la terre assez longtemps pour voir ce retour.
Dignement, le vieillard salua puis se retira. La porte cria sur ses pas, se referma. Demeurés seuls, les deux amis se regardèrent un long moment sans rien dire tandis que Pongo, près de la cheminée, ouvrait les sacoches de son maître. On n’entendait plus que le crépitement du feu car Joel avait laissé derrière lui assez de rêves pour occuper bien des nuits et ces rêves habitaient à présent l’esprit de ces trois hommes si différents, réunis au cœur d’une formidable coquille de granit comme des grains de blé dans un poing fermé. À l’aube, le poing s’ouvrirait pour les jeter au vent des lendemains afin qu’ils puissent germer et porter leurs fruits.
Lentement, Gilles s’approcha de Pongo. Celui-ci lui tendit, débouchée, une gourde qu’il venait de tirer des sacoches.
— Du rhum ? Tu crois que j’en ai besoin ?
L’Indien hocha la tête :
— Eau de feu bonne pour stimuler l’esprit ! Toi, devoir prendre une décision.
— Il a raison, coupa Jean. Tu as, devant toi, trois chemins entre lesquels il faut choisir. Le premier est droit, plat et sans aventures. C’est celui qui t’attend si tu renonces à reprendre ton domaine. Tu rejoindras Reine-Dragons et tu y continueras une carrière honorable, pas très éclatante peut-être sauf en cas de guerre mais qui te fera vivre convenablement. Évidemment cela m’étonnerait que tu décroches le bâton de maréchal…
— Tu sais parfaitement à quoi t’en tenir. Je veux La Hunaudaye ! Je la veux pour y bâtir mon propre nid. Je la veux pour Judith et pour moi… si Dieu permet que je la retrouve un jour.
— Ce n’est qu’une question de temps. Elle est vivante, elle est sans doute à Paris et le Prévôt Boulainvilliers a remis l’affaire entre les mains de M. Lenoir, le lieutenant de Police. C’est un homme habile et, dès qu’il aura des nouvelles, il te fera prévenir où que tu sois. Il en a engagé sa parole.
— On peut toujours espérer, soupira Gilles. Voyons tes autres chemins…
— Tu peux rester ici, te faire paysan et fouiller, chercher, creuser partout, démolir le château pierre à pierre pour trouver ce trésor… mais ça peut être long.
— C’est surtout absurde !
— Je le pense aussi mais je voyais là… une image poétique un peu dans le style du père Rousseau. Le troisième chemin, tu le connais, c’est celui de l’Espagne. Imite-moi : demande l’autorisation de servir un temps le Bourbon de là-bas au titre du Pacte de Famille. Tu partiras avec le grade de capitaine et, là-bas, je me fais fort de te faire gagner une fortune. C’est le pays d’Europe où il y a le plus d’or.
— Tes amis les banquiers, toujours ?
— Eh oui ! Tu as tout intérêt à ce qu’ils deviennent aussi les tiens. L’Espagnol paie bien et, entre leurs mains, même la solde d’un simple officier peut prendre d’intéressantes proportions. Alors, que décides-tu ?
Le jeune homme ne répondit pas, incapable justement de se décider. Il s’était mis à parcourir la grande salle qui, contemporaine des premières fondations du château, avait dû voir briller les colliers d’or sur les plumes blanches de Taran, le gerfaut légendaire. Ses mains s’attardaient à caresser les vieux murs rugueux, les lourds piliers noircis où s’appuyait la voûte. Les racines profondes de sa race, enfouies dans cette terre bretonne, avaient fait surgir de vigoureux surgeons, aussi durs que des chaînes, aussi solides que ces lianes tropicales qui s’emparent d’un homme et ne le lâchent plus, des pousses vivaces qui s’enfonçaient à présent au plus profond de sa chair et qu’il n’était plus possible d’arracher sans blessures. C’était ici « sa » maison, « son » toit, « son » foyer. C’était ici que, navigateur des tempêtes, passager des vents sauvages, il voulait bâtir son nid avec celle, aussi farouche que
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