Un garçon de France
plutôt.
Qui était Mado ? On pouvait tout imaginer à partir de sa jupe noire fendue que démentait pourtant un corsage classique au ton beige. Son élégance naturelle, ses gestes, sa démarche relevaient du même principe : un mélange inattendu de réserve et de provocation.
Elle avait l’âge incertain des femmes qui ont été belles et s’en souviennent sans regret.
— Je suis à vous ! me lança-t-elle, en dégageant la main du Libanais qui l’invitait familièrement à plus de tendresse.
En me rejoignant, elle déclencha une petite manette près du téléphone qui mit en marche une boule tournante, comme on en voit encore dans quelques dancings de province.
Les festivités pouvaient commencer. Mado éclairait de sa présence un endroit qui, sans elle, manquait de fantaisie.
Elle retira le bras du pick-up où tournait un disque de jazz et le pianiste de « La Maison rose » vint prendre son service sans remarquer que je serais seul à l’écouter.
— Et pour monsieur, qu’est-ce que ce sera ?
Mado était bien la serveuse, mais je la sentais revenue d’autres aventures.
— Un Vittel-fraise bien frais, s’il vous plaît !
Je m’étais trahi. J’ai lu dans son regard assez d’indulgence pour lui avouer ce qui m’amenait à ce bar de nuit.
— On m’a dit que je pourrais rencontrer ici l’accordéoniste José Gomez Riken… J’ai une recommandation.
— Tout ça, c’est fini, garçon… Gomez Riken, Malika, Jésus Lacroix, Paul Bercy… « La Maison rose » ce n’est plus qu’une enseigne lumineuse… Y’a que moi ici pour s’en souvenir…
J’étais déçu. Mado laissa tomber des glaçons dans mon verre et m’offrit une cigarette que j’ai cru devoir accepter. À la lueur de l’allumette qu’elle me tendit, j’ai vu qu’elle avait les yeux verts.
— Je vais te raconter, garçon…
Elle me tutoyait déjà et m’appelait garçon pour la seconde fois. Pour me mettre en confiance, sans doute.
Elle s’en alla porter des alcools blancs à ses trois amis qui s’impatientaient, et un double whisky Perrier au pianiste.
J’aurais pu quitter les lieux précipitamment, sans chercher à en savoir davantage, mais non, personne ne m’attendait ailleurs.
J’ai fumé, cette nuit-là, ma première cigarette anglaise et Mado m’a raconté « La Maison rose » du temps que José Gomez Riken y jouait effectivement de l’accordéon.
Tout avait commencé dans l’euphorie de l’après-guerre, le champagne était cher et rare, mais Jésus Lacroix se débrouillait pour en trouver, grâce à des amis de la Résistance qui avaient pris Reims avec lui, les armes à la main.
Jésus Lacroix, un nom pareil, ça n’a pas l’air vrai et pourtant Mado m’a juré que celui qui avait été « l’âme et l’esprit » de « La Maison rose » était bien inscrit ainsi à l’état civil. Elle m’en parla avec suffisamment de chaleur pour qu’il me soit permis de deviner une ancienne histoire d’amour.
C’était un fils de prolétaire, qui tutoyait les ministres et les voyous ! On aura compris qu’il avait assez de qualités pour épater les filles.
La fête a duré dix ans ; on se battait pour approcher du bar où Malika répétait sans se lasser, à ceux qui voulaient l’entendre, comment elle était tombée du trapèze volant, un soir à Medrano, parce que son partenaire jaloux de son succès ne l’avait pas rattrapée à temps.
Elle quittait le bar vers cinq heures du matin, après le dernier client, pour qu’on ne la voie pas marcher avec des béquilles.
Jésus qui l’avait aimée, bien avant le drame, ne pouvait pas l’abandonner. Quand elle sortit de l’hôpital, il lui confia le bar et le cahier des comptes.
Elle veillait sur tout et l’on prétendait même qu’elle choisissait les maîtresses de Jésus.
Chaque semaine, dans les journaux, les échotiers rapportaient la liste des personnalités venues s’amuser à « La Maison rose » et des anecdotes les concernant. On venait de province pour apercevoir des actrices en vrai : Danielle Godet, Danik Patisson, Dominique Wilms, des noms que je note ici pour le plaisir de quelques noctambules d’autrefois.
Mado avait bien connu tout ce joli monde, mais que faisait-elle exactement ?
Vers trois heures du matin, j’ai osé le lui demander.
— Oh ! des bêtises, me dit-elle. Mais je n’avais pas le choix. Un jour, si on se revoit, je t’expliquerai.
Elle m’intéressait,
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