Un Jour De Colère
Eugenio Rodríguez qui tremble pendant que son fils
essaye de bander sa blessure avec un mouchoir.
— Ce sera à la grâce de Dieu,
répond Cosme de Mora, résigné.
Couché sur la paille sale, Francisco
Mata jure à voix basse. D’autres se signent, baisent des scapulaires et des
médailles qu’ils sortent de sous leurs chemises. Certains prient.
Armé d’un sabre, sautant murs et
vergers au-delà de la porte de Fuencarral, Blas Molina Soriano a réussi à
s’échapper du parc de Monteleón. L’irréductible serrurier est parti à la
dernière minute par la porte de derrière, après avoir vu tomber le capitaine
Velarde, au moment où les Français faisaient irruption dans la cour,
baïonnettes en avant. Au début de sa course, il était accompagné par l’hôtelier
José Fernández Villamil, les frères José et Miguel Muñiz Cueto et un habitant
du Barquillo nommé Juan Suárez ; mais au bout de quelques pas, découverts
par une patrouille française dont les tirs ont blessé l’aîné des Muñiz, ils ont
dû se séparer. Caché, après avoir fait un détour jusqu’à la rue San Dimas, il a
vu passer de loin Suárez, les mains liées, entre des Français, mais n’a pas
retrouvé la trace de Fernández Villamil et des autres. Après avoir attendu, sans
lâcher le sabre et décidé à vendre chèrement sa peau avant de se laisser
prendre, Molina prend le parti d’aller chez lui, où il imagine que sa femme
doit être dévorée par l’angoisse. Il continue de suivre la rue San Dimas
jusqu’à l’oratoire du Salvador, mais, voyant que des détachements français
barrent l’entrée de toutes les rues qui donnent sur la place des Capuchinas, il
s’engage dans la rue de la Cuadra jusqu’à la maison de la blanchisseuse Josefa
Lozano, qu’il trouve dans sa cour en train d’étendre le linge.
— Qu’est-ce que vous faites
ici, monsieur Blas, et avec un sabre ?… Vous voulez que les gabachos nous égorgent tous ?
— C’est pour ça que je viens,
madame Pepa. Pour m’en débarrasser, si vous le permettez.
— Et où donc voulez-vous que je
mette ça, grand Dieu ?
— Dans le puits.
La blanchisseuse soulève le
couvercle qui couvre la margelle, et Molina jette son arme. Soulagé, après
s’être un peu lavé et avoir laissé la femme nettoyer ses vêtements pour
dissimuler les traces du combat, il poursuit son chemin. Et ainsi, en adoptant
l’air le plus innocent du monde, le serrurier passe au milieu d’une compagnie
de fusiliers français – des Basques, à en juger par les bérets et la langue –
sur la place Santo Domingo, et près d’un peloton de grenadiers de la Garde dans
la rue Inquisición, sans être arrêté ni molesté. Avant d’arriver chez lui, il
rencontre son voisin Miguel Orejas.
— D’où venez-vous comme ça,
Molina ?
— Et d’où ça pourrait-il
être ?… Du parc d’artillerie de Monteleón. De me battre pour la patrie.
— Ça alors ! Et comment
c’était ?
— Héroïque !
Laissant Orejas bouche bée, le
serrurier entre dans sa maison, où il trouve sa femme transformée en océan de
larmes. Après l’avoir prise dans ses bras et consolée, il demande un peu de
bouillon chaud, le boit debout et repart dans la rue.
Le tir français frappe le mur et
fait voler des éclats de plâtre. Baissant la tête, le jeune Francisco Huertas
de Vallejo fait demi-tour dans la rue Santa Lucia tandis que les balles
sifflent autour de lui. Il est seul et il a peur. Il se demande si les Français
tireraient sur lui avec autant d’acharnement s’il ne portait pas son
fusil ; mais, malgré la panique qui le fait courir comme un dératé, il ne
peut se résoudre à le lâcher. Même s’il n’a plus de cartouches, ce fusil est
l’arme qu’on lui a confiée au parc d’artillerie, il a combattu avec toute la
matinée, et la baïonnette est tachée de sang ennemi – le souvenir du crissement
de l’acier contre l’os continue de le faire frémir. Il ne sait s’il n’en aura
pas de nouveau besoin, aussi préfère-t-il ne pas s’en débarrasser. Pour éviter
les tirs, le jeune homme se réfugie sous une voûte, traverse une cour en
faisant fuir les poules qui picorent et, après être passé devant les yeux
épouvantés de deux habitantes qui le regardent comme s’il était le diable en
personne, ressort au fond dans une ruelle, où il essaye de récupérer son
souffle. Il est fatigué et ne parvient pas à s’orienter, car il ne connaît pas
le
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