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Un Jour De Colère

Un Jour De Colère

Titel: Un Jour De Colère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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nos familles, le peu
que nous gagnons et l’honneur… Et maintenant c’est nous qui payons, comme nous
payons toujours. Je te le dis. J’ai une mère de soixante-quatre ans, une femme
et trois enfants… Tu vois que je sais de quoi je parle.
    — Je suis militaire, proteste
García. Mes officiers me sortiront de là. C’est leur devoir.
    Suárez se tourne vers le prisonnier
auquel il s’adosse et qui les écoute – le péon de corrida Gabriel López – et
échange avec lui une grimace ironique. Puis il a un rire amer, désabusé.
    — Tes officiers ?… Ils
sont bien au chaud dans leurs casernes, en attendant que la pluie cesse. Ils
t’ont laissé tomber, comme moi. Comme nous tous.
    — Mais la patrie…
    — Ne dis pas d’âneries, mon
vieux. De quoi tu parles ?… Regarde-toi et regarde-moi. Vois tous ces gens
simples, qui se sont lancés dans la rue comme nous. Rappelle-toi comment nous
nous sommes conduits à Monteleón. Et tu vois : personne n’a bougé le petit
doigt… La patrie se fout bien de nous !
    — Pourquoi es-tu allé te
battre, alors ?
    L’autre penche un peu la tête,
songeur, tandis que les gouttes de pluie ruissellent sur son visage.
    — À vrai dire, je n’en sais
rien, conclut-il. Peut-être que je ne voulais pas que les mosiús me
confondent avec un de ces traîtres qui leur lèchent les bottes… Je ne permets
pas qu’on me pisse sur la gueule.
    Manuel García pointe son menton en
direction des sentinelles françaises.
    — En tout cas, ceux-là vont
nous pisser dessus, et bien !
    Une expression carnassière,
désespérée et féroce découvre les dents de Suárez.
    — Ceux-là, c’est possible,
réplique-t-il. Mais ceux que nous avons laissés là-haut, dans le parc, les
tripes à l’air… Crois-moi, ils ne le feront pas.
    Tandis que Juan Suárez et le soldat
Manuel García attendent dans la cour de la caserne du Prado Nuevo, une file de
prisonniers grelotte sous la pluie dans la partie nord-est de la ville. Il
s’agit de civils pris dans le parc d’artillerie et d’autres endroits de
Madrid : trente hommes trempés et exténués qui n’ont ni mangé ni bu depuis
le combat de Monteleón. Maintenant, après avoir été menés des écuries du parc
aux tuileries de la porte de Fuencarral, ils arrivent au cantonnement de
Chamartín. Au milieu des baïonnettes, des insultes et des coups des Français
qui sortent de sous leurs tentes de campagne pour les regarder, ils traversent
l’enceinte militaire et s’arrêtent dans la pénombre d’une esplanade, à la
lumière brumeuse de deux torches plantées dans la terre.
    — Qu’est-ce qu’ils vont faire
de nous ? demande le barbier Jerónimo Moraza.
    — Nous exécuter tous, répond
Cosme de Mora, avec une froide résignation.
    — Ils l’auraient déjà fait
avant, dans les tuileries.
    — Ils ont toute la nuit devant
eux… Ils veulent s’amuser un peu, en attendant.
    —  Taisez-vous, aboie une
sentinelle française.
    Les prisonniers ne pipent mot. De
Mora et Moraza font partie des six survivants de la bande du marchand de
charbon. Les autres sont également là, mains liées : le charpentier Pedro
Navarro, Félix Tordesillas, Francisco Mata et Rafael Rodríguez. Ils se serrent
contre les autres prisonniers à la manière d’un troupeau apeuré où chacun
cherche à se protéger derrière son voisin, pendant qu’un officier français, une
lanterne à la main, s’approche, les regarde longuement et les compte sans se
presser. Chaque fois qu’il arrive au chiffre dix, il donne un ordre aux
soldats, qui font sortir un homme du groupe. Ils mettent ainsi à part le
serrurier Bernardo Morales, le muletier du León Rafael Canedo et l’employé aux
Rentes royales Juan Antonio Martínez del Álamo.
    — Qu’est-ce qu’ils font ?
s’enquiert, épouvanté, le charpentier Pedro Navarro.
    Cosme de Mora passe sa langue sur
ses lèvres pour lécher quelques gouttes de pluie. Il essaye bien de se tenir
droit et ferme, mais il a peur que ses jambes ne le trahissent. En répondant à
la question de Navarro, sa voix tremble.
    — Ils nous déciment, dit-il.
    Appuyé à la balustrade de son
balcon, dans la rue du Barco, le jeune Antonio Alcalá Galiano écoute les coups
de feu lointains. La rue et les carrefours avec la rue Puebla Vieja et la place
San Ildefonso sont plongés dans l’obscurité sous un ciel noir et opaque, sans
lune ni étoiles. Le fils du héros mort à Trafalgar se sent déçu. Ce que

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