Un Jour De Colère
assourdi, venu d’un autre monde, fait trembler
les deux garçons, qui reculent, effrayés. Une main, couverte de sang brunâtre,
vient de s’agiter faiblement au milieu des cadavres.
— Celui-là est vivant.
— Impossible.
— Regarde-le… Il est vivant… –
Iglesias touche la main. – Je sens son pouls.
— Sainte Vierge !
Les infirmiers écartent les corps
rigides et froids, et ils dégagent celui qui respire encore. Il s’agit de
l’imprimeur Cosme Martínez del Corral qui est là depuis huit heures, laissé
pour mort après avoir reçu quatre balles et s’être fait voler, avec ses
vêtements, les 7250 réaux en billets qu’il portait sur lui. Ils l’extirpent du
tas comme un spectre, nu et couvert de la tête aux pieds d’une croûte de sang
séché, le sien et celui des autres. Transporté de toute urgence, le chirurgien
Diego Rodríguez del Pino parviendra à le réanimer et à obtenir sa complète
guérison. Tout le reste de sa vie, qu’il passera à Madrid, voisins et
connaissances traiteront Martínez del Corral avec un respect
superstitieux : l’homme qui, dans la journée du 2 mai, s’est battu contre
les Français, a été fusillé et est revenu d’entre les morts.
Le soldat des Volontaires de l’État
Manuel García marche dans la rue de la Flor, les mains liées dans le dos,
encadré par un détachement français. La fine pluie qui a commencé à tomber du
ciel obscur un peu avant minuit mouille son uniforme et sa tête nue. Après
s’être battu au parc d’artillerie où il servait un canon, García a pu regagner
la caserne de Mejorada avec le capitaine Goicoechea et le reste de ses
camarades. Dans l’après-midi, quand la rumeur s’est propagée que les militaires
qui avaient lutté à Monteleón seraient, eux aussi, passés par les armes, García
a quitté la caserne en compagnie du cadet Pacheco, du père de ce dernier et de
quelques soldats. Il est allé se cacher chez lui, où sa mère l’attendait, morte
d’inquiétude. Mais plusieurs voisins l’ont vu arriver épuisé et brisé par la
bataille, et l’un d’eux l’a dénoncé. Les Français sont venus le chercher, en
défonçant la porte devant la mère terrorisée, pour l’emmener sans ménagements.
— Plus vite !… Allez !… Toi aller plus vite !
En le poussant avec leurs fusils,
les Français enferment le soldat dans une caserne en construction – connue plus
tard comme la caserne des Polonais –, où, dans la cour, à la lumière des
torches qui grésillent sous la pluie, il découvre un groupe de prisonniers
attachés au milieu des baïonnettes, exposés au froid de la nuit. Les Français
le laissent avec eux : ils sont allongés par terre ou assis, leurs
vêtements trempés, épuisés par les coups et les vexations. De temps à autre,
les Français en prennent un, le conduisent dans un angle de la cour et, là, le
fouillent, l’interrogent et le battent sans pitié. Sans cesse retentissent des
cris qui font trembler ceux qui attendent leur tour. Parmi les détenus, García
reconnaît un civil qui se trouvait à Monteleón. C’est ce que lui confirme cet
homme du peuple, Juan Suárez, habitant le quartier du Barquillo, capturé par
une patrouille de chasseurs de Bigorre au moment où il fuyait après l’entrée
des Français.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire
de nous ? demande le soldat.
Le civil, qui est assis par terre,
dos à dos avec un autre prisonnier, fait un geste d’ignorance.
— Ça se peut qu’ils nous
fusillent, et ça se peut que non. Ici, chacun dit une chose différente… On
parle de nous décimer : comme nous sommes nombreux, ils en prendraient un
certain nombre dans le tas pour les fusiller, ou quelque chose comme ça. Mais
d’autres disent qu’ils vont nous tuer tous.
— Et nos autorités accepteront
ça ?
Le civil regarde le soldat comme
s’il avait affaire à un demeuré. Le visage de Suárez, barbu, sale et trempé,
luit, graisseux, à la lumière des torches. García observe qu’il a les lèvres
éclatées par les coups et la soif.
— Regarde autour de toi, camarade.
Qu’est-ce que tu vois ?… Des gens du peuple. Des pauvres diables comme toi
et moi. Pas un seul officier arrêté, ni un riche commerçant, ni un marquis.
Ceux-là, je n’en ai vu aucun se battre dans la rue. Et qui nous commandait, à
Monteleón ?… Deux simples capitaines. C’est nous qui avons tout fait,
comme d’habitude. Nous qui n’avions rien à perdre, sauf
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