Un Jour De Colère
coups de poings les
hommes qui l’entourent encore et, marchant sur des cadavres et des mourants, de
la boue et du sang, court comme un dément vers l’obscurité. Il passe de la
sorte, rapide et protégé par la chance, entre des ombres amies ou ennemies, des
mains qui essayent de le retenir, des appels, des éclairs de tirs qui le
frôlent à bout portant. À la fin, détonations et cris restent derrière lui. La
nuit n’est plus que ténèbres, eau noire, clapotement de la boue sous ses pieds
qui continuent de courir avec le désespoir instinctif de l’homme qui s’accroche
à la vie. Le sol se dérobe soudain, Suárez roule sur la pente d’un ravin et
atterrit, meurtri, devant un grand mur. Il entend de nouveau des voix de
Français qui lui donnent la chasse et sont sur le point de le rattraper.
— Arrête, salaud !
Viens ici !
D’autres coups de feu retentissent,
des balles sifflent tout près. Juan Suárez bondit avec un gémissement
d’angoisse, il s’agrippe au faîte du mur et grimpe comme il peut, en dérapant
sur la pierre mouillée. Ses poursuivants sont là, ils veulent le saisir par les
jambes ; mais, malgré les coups d’un sabre qui lui blessent une cuisse,
une épaule et la tête, il retombe vivant de l’autre côté, se relève sans
regarder derrière lui et continue de courir sans rien voir, se découpant sur la
fine ligne bleuâtre de l’aube qui commence à se dessiner à l’horizon, sous la
pluie.
À cinq heures et quatre minutes, le
jour se lève sur Madrid. La pluie s’est arrêtée, et la clarté brumeuse commence
à se répandre dans les rues. Engoncées dans leurs capotes, immobiles aux
carrefours de la ville apeurée et silencieuse, les silhouettes grises des
sentinelles françaises se détachent, menaçantes. Les canons sont braqués sur
les avenues et les places où les cadavres demeurent allongés sur le sol, collés
aux murs, dans les flaques de la pluie récente. Une patrouille de cavalerie française
passe lentement, le bruit des sabots résonnant dans les rues étroites. Ce sont
des dragons, et ils portent des casques mouillés, des capotes couleur cendre
sur les épaules et des carabines en travers de l’arçon.
— Ils conduisent des
prisonniers ?
— Non, ils sont seuls.
— J’ai cru qu’ils venaient te
chercher.
De la fenêtre de sa maison, le
lieutenant Rafael de Arango qui noue sa cravate voit s’éloigner les cavaliers.
Il a passé une nuit blanche à préparer sa fuite de Madrid. Murat a finalement
ordonné d’arrêter tous les artilleurs qui ont participé au soulèvement du parc
de Monteleón, et le jeune lieutenant ne veut pas rester à attendre. Son frère,
l’intendant honoraire de l’armée José de Arango, chez qui il vit, l’a convaincu
de s’évader de la ville et s’est occupé des préparatifs adéquats pendant que
Rafael rassemblait les affaires nécessaires pour le voyage. Mais, d’abord, tous
deux se proposent d’accomplir une formalité qu’ils jugent indispensable :
rendre visite au ministre de la Guerre, O’Farril, avec qui la famille Arango a
des liens de parenté et de voisinage, pour le consulter sur la marche à suivre.
Dans le cas où le ministre ne voudrait pas se compromettre en faveur du
lieutenant d’artillerie, son frère a déjà tracé, avec quelques amis militaires,
un plan d’évasion : Rafael ira à la caserne des Gardes espagnoles, où il a
été prévu de le cacher jusqu’au moment où, déguisé en enseigne de ce corps, on
pourra le faire sortir de la ville.
— Je suis prêt, dit le jeune
homme en enfilant son manteau.
Son frère l’inspecte avec minutie.
Il a presque dix ans de plus que lui, il l’aime beaucoup et prend soin de lui
comme le ferait leur père absent. Rafael de Arango remarque qu’il a l’air ému.
— Il faut nous dépêcher.
— Bien sûr.
Le lieutenant d’artillerie glisse
sans ses poches – il est en civil, par précaution – une cartouche de pièces
d’or et la montre que son frère vient de lui donner, ainsi que les faux papiers
qui font de lui un enseigne des Gardes espagnoles et une miniature représentant
sa mère, qu’il gardait dans sa chambre. Un moment, il contemple le pistolet à
canon court chargé qui est posé sur la table, en hésitant entre prudence et
instinct militaire. Le frère résout la question en hochant la tête.
— C’est dangereux. Et il ne te
servira à rien.
Ils se regardent un instant en
silence, car il n’y a guère
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