Un Jour De Colère
plus à dire. Rafael de Arango consulte sa montre.
— Je regrette de te donner tous
ces soucis.
Son frère a un sourire mélancolique.
— Tu as fait ce que tu devais
faire. Et grâce à Dieu, tu es vivant.
— Tu te souviens de ce que tu
m’as dit, hier matin, presque à la même heure ?… « Rappelle-toi
toujours que nous sommes nés espagnols. »
— Dommage que nous ne l’ayons
pas tous fait… Dommage que nous ne nous soyons pas tous souvenus de ce que nous
sommes.
Au moment où ils se dirigent vers la
porte, le lieutenant s’arrête, songeur, et prend son frère par le bras.
— Attends un instant.
— Nous sommes pressés, Rafael.
— Attends, je te dis. Il y a
quelque chose que je ne t’ai pas encore raconté. Hier, dans le parc, j’ai connu
des moments étranges. Je me sentais différent, tu sais ?… Étranger à tout
ce qui n’était pas ces gens et ces canons avec lesquels nous tentions de toutes
nos forces… C’était singulier de les voir tous, femmes, habitants, enfants, se
battre comme ils le faisaient, sans les munitions qu’il fallait, sans tranchées
ni défenses, poitrines découvertes, et les Français trois fois repoussés et
même un temps prisonniers… Eux qui étaient dix fois plus nombreux que nous, et
qui n’ont pas pensé à fuir quand nous leur tirions dessus à coups de canons,
parce qu’ils étaient plus stupéfaits que vaincus… Je ne sais si tu comprends ce
que je veux dire.
— Je le comprends, répond le
frère en souriant. Tu te sentais fier, comme je le suis aujourd’hui de toi.
— Peut-être que c’est le mot.
La fierté… C’est bien ainsi que je me sentais parmi ces civils. Comme la pierre
d’un mur, tu comprends ?… Parce que, vois-tu, nous ne nous sommes pas
rendus. Il n’y a pas eu de capitulation, Daoiz ne l’a pas voulu. Il n’y a eu
qu’une vague immense de Français qui déferlait sur nous jusqu’à ce que nous
n’ayons plus rien pour nous battre. Nous n’avons cessé le combat que lorsqu’ils
nous ont submergés, tu vois ce que je veux dire ?… Comme une digue qui se
défait et se disloque après avoir supporté d’innombrables crues, torrents et
tempêtes jusqu’au moment où elle ne peut plus tenir davantage et cède enfin.
Le jeune homme se tait et reste
absorbé dans ses pensées, le regard perdu sur ses souvenirs récents. Immobile.
Puis il incline un peu la tête de côté, en se tournant vers la fenêtre.
— Des pierres et des murs,
reprend-il. Un moment, nous avons semblé être une nation. Une nation fière et
indomptable.
Le frère, ému, pose affectueusement
une main sur son épaule.
— C’était un mirage, tu le vois
maintenant. Il n’a pas duré longtemps.
Rafael reste silencieux, le regard
toujours fixé sur la fenêtre, par laquelle, comme un présage, pénètre la
lumière grise du 3 mai 1808.
— On ne sait jamais,
murmure-t-il. En réalité, on ne sait jamais.
La Navata, octobre 2007
FIN
Note de l’auteur & Bibliographie
Outre de longues promenades dans les
rues de Madrid et la consultation ponctuelle d’archives, la bibliographie qui a
servi de matière première à ce récit est abondante. Il est peut-être utile de
consigner ici quelques références qui pourront permettre au lecteur – s’il le
désire – d’approfondir et de préciser les limites entre ce qui est réel et ce
qui est inventé, et de confronter les aspects historiquement établis avec les
nombreux points obscurs dont, deux cents ans après la journée du 2 Mai,
historiens et experts militaires discutent encore. Cette recension n’inclut pas
les livres et les documents publiés après juin 2007.
Ramón de Mesonero Romanos, Memorias de un setentón.
Ramón de Mesonero Romanos, El antiguo Madrid.
Elias Tormo, Las iglesias del antiguo Madrid.
Sociedad de Bibliofilos españoles, Colección général de los trajes
que en actualitad se usan en España : 1801.
Imprenta Real, Kalendario manual y guía de forasteros en Madrid para
el año 1808.
Rafael de Arango, Manifestación de los acontecimientos del parque de Artilleria de Madrid.
J. Alia Plana, Dos días de mayo 1808 en Madrid, pintados por Goya.
J. Alia Plana et J. M., Guerrero Acosta, El « Estado del
Ejército y la Armada » de Ordovás.
J. M. Guerrero Acosta, Los Franceses en Madrid, 1808.
J. M. Guerrero Acosta, El ejército napoleónico en España y la
ocupación de Madrid.
Emilio Cotarelo, Isidoro Máiquez y el teatro de su
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