Un Jour De Colère
pastorale de don Marcos Caballero, évêque de Guadix. Dans
celle-ci, Son Éminence, après avoir approuvé le châtiment « justement
mérité par ceux qui ont désobéi et se sont révoltés », donne cet
avertissement :
Un si détestable et pernicieux
exemple ne doit pas se répéter en Espagne. Dieu ne peut permettre que
l’horrible chaos de la confusion et du désordre vienne à se renouveler… La
juste raison connaît et voit en toute clarté l’abominable et monstrueuse
aberration du tumulte, sédition ou émeute de la populace aveugle et ignare.
Leandro Fernández de Moratín n’est
pas sorti de sa maison de la rue Fuencarral. Apeuré, il s’est habillé
sommairement pour la matinée, parce qu’il ne voulait pas que les hordes – qu’il
craignait de voir monter son escalier, conduites par la chevrière boiteuse – le
traînent dans la rue en pantoufles et robe de chambre. Et il restera ainsi
jusqu’au soir, pas peigné, pas rasé, sans toucher au repas que lui a servi sa
vieille servante. Le dramaturge a passé les dernières heures immobile dans un
fauteuil, désemparé, en essayant par moments de travailler mais en laissant
l’encre sécher dans la plume, ou d’ouvrir un livre dont il était incapable de
lire les lignes. Toute la journée, il n’a fait qu’aller et venir entre son
fauteuil et le balcon, dans l’attente de nouvelles de ses amis, mais seul
l’abbé Juan Antonio Melón, le plus intime, lui a rendu visite. À la solitude et
au désarroi de Moratín est venue s’ajouter la frayeur causée par les
détonations, les cris des habitants exaltés, le fracas de la cavalerie
française parcourant les rues. Dans le bref temps qu’ils ont passé ensemble,
Melón a tenté de le rassurer, en lui racontant comment les Français réprimaient
les troubles pendant que la Junte de Gouvernement proclamait la paix.
Maintenant que la nuit a envahi les vitres des fenêtres comme une noire menace,
Moratín, toujours dans l’incertitude, ne sait que penser. Éloigné des classes
populaires par ses succès au théâtre, son éducation et sa pusillanimité lui
font haïr la violence ignorante, démesurée, des basses classes quand elles se
déchaînent ; mais, en même temps, il se sent sincèrement patriote, et la
fusillade française, la mort de civils sans défense révoltent ses sentiments
d’Espagnol éclairé.
« Malheureuse, cruelle, aimée
et détestable patrie », se dit-il amèrement. Puis il ferme d’un coup le
livre, retourne arpenter le salon d’un pas mal assuré, guette un moment au
balcon et va s’adosser au buffet en laissant errer son regard sur les volumes
qui couvrent le mur d’en face. Il regrette que la journée qui s’achève lui ait
donné raison. Il ne trouve pas dans sa conscience d’artiste, dans ses idées qui
ont toujours eu pour référence l’autre côté des Pyrénées, d’autre voie que la
soumission à la France : au pouvoir incontestable, irrémédiable et sans
retour en arrière possible. Ne pas monter dans le char triomphal signifie pour
ceux qui pensent comme lui – ces afrancesados tant haïs du vulgaire – rester
en marge de l’Histoire, de l’Art et du Progrès. Voilà pourquoi Moratín, en
dépit des décharges isolées qui résonnent au loin, oppose à la douleur du cœur
le baume de la raison, soulagée par le fait que, brutalement et objectivement,
ces tirs remettent les choses à leur place. Ce double sentiment, impossible à
concilier, expliquera que, dans les temps à venir, le plus brillant homme de
lettres de l’Espagne mettra son talent au service de Murat et du futur roi
Joseph, et qu’il adulera ceux-ci et Napoléon comme, auparavant, Charles IV
et Godoy. De la même manière que, plus tard, après avoir pris le triste chemin
de l’exil avec les défaites de l’armée française – unique garante de sa vie –,
il adulera la Constitution de Cadix et Ferdinand VII, en cherchant une
impossible réhabilitation. Et que, vingt ans après cette nuit funeste, Moratín
mourra à Paris, amer et stérile, hanté par l’idée d’avoir trahi une nation à
laquelle il avait donné son œuvre littéraire mais qu’il n’avait pas su, ni
voulu, accompagner dans son sacrifice. Finalement, et bien des années plus tard
encore, un de ses biographes résumera son caractère en des termes qui
pourraient lui servir d’épitaphe : « S’il changea si souvent
d’opinion, c’est parce qu’il n’en eut jamais. »
La pluie
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