Un Jour De Colère
appropriées : certains
barrent la rue avec des chariots, des poutres, des sacs de terre et des briques
d’un chantier voisin, et attendent derrière en faisant confiance à leurs
navajas, couteaux, machettes, piques, broches à rôtir ou faucilles. D’autres,
ceux qui ont des fusils, des carabines ou des pistolets, sont allés se poster
dans l’hôpital San Lorenzo et aux balcons, fenêtres et terrasses qui dominent
la porte de Tolède et la rue : là, des femmes préparent des chaudrons
d’huile et d’eau bouillantes. Le marquis de Malpica qui, par son grade de
capitaine de réserve du régiment de Málaga, est le seul à posséder une
véritable expérience militaire parvient tout juste à faire appliquer quelques
conseils tactiques. Il sait que les cavaliers français finiront par enfoncer la
fragile barricade, aussi a-t-il placé un peu en retrait, échelonnés à l’abri
d’arcades proches du coin de la rue de Los Cojos, des gens qui obéissent à ses
ordres : une trentaine, incluant ses domestiques et le parti levé dans la
rue de l’Almudena, la femme à la hache, le commis de boutique, et quelques
autres qui se sont unis à eux en chemin. Leur mission, a-t-il expliqué, sera
d’attaquer sur leur flanc les cavaliers ennemis qui passeront la barricade. Et,
à ceux qui ont des fusils de guerre – le dragon de Lusitanie, les quatre
déserteurs des Gardes wallonnes, le valet Olmos et le concierge des Conseils –,
il recommande de tirer de préférence sur les officiers, porte-drapeaux et
trompettes. Et, en tout cas, sur ceux qui chevauchent en tête, donnent des ordres
ou agitent beaucoup les mains.
— Et s’ils nous dispersent,
courez pour vous reformer plus loin, en reculant peu à peu vers la place de la
Cebada… Si nous devons battre en retraite, rendez-vous là-bas.
Un des volontaires, le valet
d’écurie du Palais qui porte un fusil de chasse, sourit avec confiance. Pour le
peuple espagnol, habitué à l’obéissance aveugle à la Religion et à la
Monarchie, un titre nobiliaire, une soutane ou un uniforme sont l’unique
référence possible dans les moments de crise. Cela deviendra vite patent, dans
la composition des commandements de ceux qui feront la guerre aux Français.
— Monsieur pense-t-il que nos
militaires vont venir ?
— Bien sûr que oui, ment
l’aristocrate, qui ne se fait pas d’illusions. Vous verrez… L’important est de
tenir aussi longtemps que possible.
— Comptez sur nous, monsieur le
marquis.
— Eh bien, allons-y :
chacun à son poste, et que Dieu nous aide.
— Amen.
De l’autre côté de la porte de
Tolède, le soleil fait briller de façon impressionnante les cuirasses, les
casques et les sabres. Les cris et les vivats par lesquels on s’encourageait un
moment plus tôt ont complètement cessé. Les bouches sont désormais muettes,
grandes ouvertes ; et tous les yeux, exorbités, sont rivés sur la brigade
de cavalerie dont la masse compacte approche. Agenouillé derrière le pilier
d’une arcade, une carabine à la main, deux pistolets chargés et une machette à
la ceinture, le chapeau rabattu sur le front pour ne pas être ébloui par le
soleil, le marquis de Malpica pense à sa femme et à ses enfants. Puis il se
signe. Bien que ce soit un homme pieux qui ne cache pas ses dévotions, il tente
de faire en sorte qu’on ne le remarque pas ; mais le geste n’est pas passé
inaperçu. Son valet Olmos l’imite, et, à sa suite, tous ceux qui se trouvent à
proximité.
— Les voilà ! s’écrie
quelqu’un.
Un instant, le marquis quitte des
yeux la porte de Tolède. Il vient de comprendre la cause d’une étrange
vibration qu’il sent sous le genou posé en terre : c’est le sol qui
tremble sous les fers des chevaux qui arrivent.
À midi, le centre de Madrid est le
théâtre d’un combat continu et confus. L’espace compris entre le départ de la
rue d’Alcalá et le cours San Jerónimo, l’hôtel des Postes, San Felipe et la
Calle Mayor jusqu’aux guichets de Roperos, est jonché de cadavres des deux
bords : Français égorgés et Madrilènes qui gisent au sol ou sont retirés
en laissant des traînées de sang, parmi les hennissements des chevaux à
l’agonie. Et la lutte se poursuit, impitoyable d’un côté et de l’autre. Les
quelques fusils de guerre ou de chasse changent de main quand leurs
propriétaires meurent, ramassés par d’autres qui attendent que quelqu’un tombe
pour prendre son arme. Les groupes
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