Un Jour De Colère
troupes, monsieur. Je
ne sais si je suis assez clair.
— Vous ne l’êtes que trop, je
le crains.
Plusieurs conseillers se regardent
d’un air entendu. Gonzalo O’Farril s’entend à merveille avec les Français – ce
n’est pas un hasard s’il est ministre de la Guerre au moment où celle-ci menace
–, un point que l’Histoire confirmera, au vu de son comportement dans la
journée qui commence et de son ralliement ultérieur au roi Joseph Bonaparte.
Peu nombreux, parmi les membres de la Junte, sont ceux qui partagent ses idées.
Mais compte tenu de la situation, presque tous s’abstiennent de commentaires.
Seul Gil de Lemus s’obstine et revient à la charge.
— Il ne nous manquait plus que
ça, messieurs : faire la sale besogne pour les Français.
— Si ce sont eux qui la font,
elle sera encore plus sale, rétorque O’Farril. Et sanglante.
— Et avec quelles forces
comptez-vous contenir le peuple de Madrid ?… Ce sera encore une chance si
les soldats ne s’unissent pas à la populace.
Le ministre de la Guerre lève un
doigt doctoral, qu’il glisse dans un anneau de fumée havanaise.
— Soyez rassurés, je réponds de
tout. Je vous rappelle que les troupes sont consignées dans leurs casernes avec
des ordres stricts. Et sans munitions, comme vous le savez.
— Dans ce cas, comment
comptez-vous faire pour qu’elles contiennent le peuple ? s’informe,
narquois, Gil de Lemus. En lui donnant des gifles ?
Un silence gêné succède aux paroles
du ministre de la Marine. Malgré les arrêtés publiés par la Junte et par le duc
de Berg fixant l’heure de fermeture des tavernes, malgré les rondes de
surveillance et la mise en cause de la responsabilité des patrons et des pères
de famille dont les employés, les enfants et les domestiques molesteraient les
Français, les incidents n’ont pas manqué au cours des six semaines qui se sont
écoulées depuis le jour de l’arrivée de Murat à Madrid : dès le lendemain,
le 24 mars, trois soldats français blessés étaient admis l’Hôpital général, mis
à mal par des habitants à cause de leur arrogance et de leurs abus, lesquels
ont vite dégénéré en vols, exactions diverses, viols, profanations d’églises,
sans oublier le fameux assassinat du commerçant Manuel Vidal dans la rue du
Candil par le général prince de Salm-Isembourg et deux de ses aides de camp. En
réponse, la lutte sourde des navajas contre les baïonnettes s’avère impossible
à arrêter : tavernes, quartiers populaires et maisons de prostitution
fréquentés par les soldats français, avec leur dangereux mélange de femmes, de
ruffians, d’eau-de-vie et de coups de couteaux, sont devenus des foyers d’affrontements ;
mais des endroits respectables de la capitale, eux aussi, se réveillent avec
des Français égorgés pour avoir outragé la fille, la sœur, la nièce ou la
petite-fille d’un habitant. Sans oublier les présumés déserteurs, déclarés
comme tels par l’état-major impérial, en réalité disparus au fond d’un puits ou
discrètement enterrés dans une cour ou une cave. Le registre de l’Hôpital
général, pour ne pas compter les autres établissements de la ville, suffit à
donner un état de la situation : le 25 mars, on y relève le cas d’un
mamelouk de la Garde impériale, blessé, d’un artilleur de la Garde, mort, et
d’un soldat du bataillon de Westphalie, décédé peu après son admission. Les
jours suivants, deux Français agressés et trois morts, l’un d’eux par balle. Et
entre le 29 mars et le 4 avril, y est consignée la mort de trois soldats de la
Garde, d’un soldat du bataillon d’Irlande, de deux grenadiers et d’un
artilleur. Depuis, le nombre des militaires impériaux amenés blessés ou morts à
l’Hôpital général se monte à quarante-cinq, et, pour tout Madrid, à cent
soixante-quatorze. Les victimes espagnoles ne manquent pas non plus. La
commission militaire franco-espagnole chargée de contrôler ces incidents
comprend, outre le général Sexti, le général de division Emmanuel
Grouchy ; mais Sexti a tendance à s’effacer devant son collègue français,
avec ce résultat que presque tous les conflits provoqués par des Français
demeurent impunis. En revanche, dans des affaires comme celle du curé de
Carabanchel, don Andrés López, qui, il y a quatre jours, a tué d’une balle un
capitaine français nommé Michel Moté, non seulement la Justice est rigoureuse,
mais les soldats
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