Un Jour De Colère
impériaux l’exercent eux-mêmes, en pillant, comme en cette
occasion, la demeure du prêtre homicide et en maltraitant les domestiques et
les voisins.
Quoi qu’il en soit, convaincue de
son impuissance, la Junte militaire qui, nominalement, gouverne encore
l’Espagne en ce matin du lundi 2 mai a pris, passant outre l’avis de ses
membres les plus pusillanimes, une décision qui manifeste un certain courage et
sauve pour l’Histoire quelques bribes de son honneur. En même temps qu’elle
cède devant l’ultimatum du grand-duc de Berg, exigeant le transfert à Bayonne
des derniers membres de la famille royale espagnole, et qu’elle donne l’ordre
aux troupes de demeurer dans leurs casernes sans leur permettre de « se
joindre à la population », elle institue, sur proposition du ministre de
la Marine, une nouvelle Junte en dehors de Madrid, en prévision du cas ou
l’actuelle « se trouverait privée de liberté dans l’exercice de ses
fonctions ». Et cette Junte, composée exclusivement de militaires, reçoit
tous pouvoirs pour s’établir librement là où cela lui sera possible, en
précisant toutefois que le lieu de réunion recommandé est une ville espagnole
encore libre de troupes françaises : Saragosse.
Sur le chemin qui le mène à la
Puerta del Sol, don Ignacio Pérez Hernández, prêtre de la paroisse de
Fuencarral, croise, en descendant la rue Montera, une estafette impériale. Le
Français, un chasseur à cheval, semble pressé et s’éloigne au galop vers le
haut de la rue sans se soucier des vendeurs en train d’installer leurs étals
sur le carreau de San Luis, qu’il manque de renverser. Cris et insultes fusent
à son passage, mais don Ignacio ne desserre pas les dents, ce qui n’empêche pas
de laisser vrillés ses yeux noirs et vifs – il a vingt-sept ans – sur le
cavalier comme s’il souhaitait que la colère de Dieu le foudroie sur place avec
sa monture et les ordres qu’il porte dans sa sabretache. Le prêtre crispe ses
poings dans les larges poches de sa soutane. Du droit, il froisse un libelle
fraîchement imprimé qu’un ami, curé de San Ildefonso, chez qui il a passé la
nuit lui a donné ce matin : Lettre d’un officier en retraite à un
ancien camarade. Dans le gauche – don Ignacio est gaucher –, il serre le
manche d’un couteau que, malgré son état sacerdotal, il porte sur lui depuis
que, la veille, il est arrivé à Madrid en compagnie d’un groupe de paroissiens
venu grossir le nombre des opposants aux Français et des partisans de
Ferdinand VII. Le couteau est celui dont tout Espagnol des classes
populaires se sert pour trancher le pain, manger ou hacher le tabac. Telle est
du moins l’excuse que le prêtre, dans un débat intérieur qui, par moments,
l’angoisse un peu, donne à sa conscience. Mais il faut bien dire que, jusqu’à
ce jour, il ne s’était jamais promené avec un couteau dans sa poche.
Don Ignacio n’est pas un
fanatique : jusqu’à hier, comme la plupart des ecclésiastiques espagnols,
il a gardé un silence prudent, suivant en cela les instructions de son curé,
lequel les tenait lui-même de son évêque, sur la conduite à tenir à propos des
troubles affaires de la famille royale et de la présence française en Espagne.
Même au moment de la chute de Godoy et des événements de l’Escurial, le jeune
prêtre n’a pas ouvert la bouche. Mais un mois d’humiliations subies de la part
des troupes impériales cantonnées à Fuencarral a eu raison de sa patience
chrétienne. La dernière goutte de fiel, celle qui a fait déborder la coupe, a
été l’agression devant son église d’un pauvre gardien de chèvres par des
soldats français qui lui ont volé ses bêtes : et quand don Ignacio est
accouru pour les en empêcher, il s’est retrouvé face à une baïonnette. Pour
couronner leur exploit, les Français se sont amusés à uriner sur les marches du
sanctuaire en riant aux éclats. Aussi, quand, la veille, le bruit a circulé
qu’un grand hourvari se préparait à Madrid, le sang de don Ignacio n’a fait
qu’un tour. Après la messe de huit heures, sans rien en dire à son curé, il est
venu en ville, entraînant avec lui une douzaine de paroissiens décidés à en
découdre. Et après avoir passé toute la journée ensemble à huer Murat, à
applaudir l’infant don Antonio et à crier « Vive le roi ! » jusqu’à
s’en abîmer les cordes vocales, chacun a dormi où il pouvait, avant de
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