Un long chemin vers la liberte
atterri au centre. Le stade était archicomble, avec des gens assis ou debout partout – on aurait cru qu’il allait éclater. J’ai dit à ceux qui étaient venus m’écouter ma joie de me retrouver parmi eux, mais je les ai aussi réprimandés à propos de certains problèmes de la vie des Noirs de la ville. Les écoliers devaient retourner à l’école. Le crime devait être contrôlé. J’ai dit que j’avais entendu parler de criminels qui se faisaient passer pour des combattants de la liberté, qui agressaient des gens innocents et mettaient le feu à des voitures ; ces escrocs n’avaient pas leur place dans la lutte. La liberté sans le civisme, la liberté sans la capacité de vivre en paix, n’était absolument pas la vraie liberté.
Aujourd’hui, mon retour à Soweto me remplit le cœur de joie. En même temps, je reviens avec un profond sentiment de tristesse. Tristesse d’apprendre que vous souffrez toujours sous un système inhumain. Le manque de logements, la crise scolaire, le chômage et le taux de criminalité restent des problèmes cruciaux. […] Tout en étant fier d’appartenir à la communauté de Soweto, j’ai été profondément troublé par les statistiques de la criminalité que j’ai lues dans les journaux. Je comprends les privations dont souffre notre peuple mais je dois dire clairement que le taux élevé de criminalité dans le township est malsain et doit être éliminé de toute urgence.
J’ai fini en ouvrant les bras à tous les Sud-Africains de bonne volonté et doués de bonnes intentions en disant qu’« aucun homme ni aucune femme qui a abandonné l’apartheid ne sera exclu de notre marche vers une Afrique du Sud non raciale, unie et démocratique, fondée sur le principe « une personne, un vote », et les mêmes listes électorales ». C’était la mission de l’ANC, le but que j’avais gardé devant moi pendant mes années solitaires de prison, le but vers lequel je travaillerais pendant les années qui me restaient à vivre. C’était le rêve qui m’était cher quand j’étais entré en prison à l’âge de quarante-quatre ans, mais je n’étais plus un homme jeune, j’avais soixante et onze ans et je ne pouvais me permettre de perdre du temps.
Ce soir-là, je suis rentré avec Winnie au 8115, Orlando West. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai su au plus profond de moi que j’avais quitté la prison. Pour moi, le 8115 était le centre de mon univers, l’endroit marqué d’une croix dans ma géographie mentale. La maison, de quatre pièces, avait été bien reconstruite après l’incendie. Quand j’y suis entré, j’ai été surpris de voir qu’elle était beaucoup plus petite et modeste que dans mon souvenir. Comparée à ma maison de Victor Verster, le numéro 8115 aurait pu être le bâtiment des domestiques, à l’arrière. Mais toute maison dans laquelle un homme est libre est un château même à côté de la plus belle prison.
Cette nuit-là, heureux comme je l’étais de me retrouver chez moi, j’avais le sentiment que ce que j’avais le plus désiré et le plus attendu allait m’être refusé. Je désirais retrouver une vie normale et ordinaire, reprendre certains fils de mon ancienne vie d’homme jeune, pouvoir retourner à mon bureau le matin et revenir vers ma famille le soir, être capable de sortir pour acheter du dentifrice à la pharmacie, de rendre visite le soir à de vieux amis. Ce sont ces choses simples qui manquent le plus en prison et on rêve de les faire dès qu’on sera libre. Mais je me suis vite rendu compte que cela ne serait pas possible. Cette nuit-là, et chaque nuit pendant les semaines et les mois suivants, des centaines de partisans ont entouré la maison. Les gens chantaient, dansaient, criaient et leur joie était contagieuse. C’était mon peuple et je n’avais ni le droit ni le désir de me refuser à lui. Mais en m’abandonnant à mon peuple, je voyais bien qu’une nouvelle fois je m’éloignais de ma famille.
Nous n’avons pas beaucoup dormi cette première nuit, car les chansons ont continué jusqu’au petit matin, jusqu’à ce que les membres de l’ANC et de l’UDF qui gardaient la maison aient demandé à la foule de faire silence et de nous laisser nous reposer. Beaucoup, à l’ANC, me conseillaient de déménager à quelques rues de là, à Diepkloof, dans la maison que Winnie avait fait construire pendant que j’étais en prison. C’était une
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