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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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ensevelies sous la neige, il avait pris ses bottes à un
ennemi qui n'en avait plus besoin, pour remplacer, bien bourrées
de paille ou de papier journal, ses vieux godillots pendant les nuits
de veille, on l'avait condamné dans une école pour
mutilation volontaire, et une autre fois aussi, malheureusement,
parce qu'il était saoul et qu'il avait fait une bêtise
avec des camarades, mais la mutilation, ce n'était pas vrai.
On l'avait cité, il faisait de son mieux comme les autres, il
ne comprenait plus ce qui lui arrivait. Il marchait le premier des
cinq parce qu'il était le plus âgé, dans des
boyaux inondés, ses larges épaules tendues en avant,
sous des regards cernés de boue.
    Le
deuxième soldat aux bras liés avec de la corde était
le 4077 d'un autre bureau de la Seine. Il gardait encore une plaque
avec ce numéro sous sa chemise mais tout le reste, signes et
insignes, et même les poches de sa veste et de sa capote, lui
avait été arraché comme à ses compagnons.
Il avait glissé, à l'entrée des boyaux, et ses
vêtements trempés le glaçaient jusqu'au cœur,
mais peut-être n'était-ce qu'un mal pour un bien car le
froid avait engourdi la douleur de son bras gauche, qui le tenait
sans repos depuis plusieurs jours, et son esprit aussi, en sommeil de
la peur, qui n'entrevoyait plus ce vers quoi il marchait, sinon comme
la fin d'un mauvais rêve.
    Il
était caporal, avant ce rêve, parce qu'il en fallait un
et que ceux de sa section avaient voulu qu'il le soit, mais il
détestait les grades. Il avait la certitude qu'un jour les
hommes seraient libres et égaux entre eux, les soudeurs avec
tous les autres. Il était soudeur à Bagneux, près
de Paris, il avait une femme, deux filles, et des phrases
merveilleuses dans la tête, des phrases apprises par le cœur
qui parlaient de l'ouvrier, partout dans le monde, et qui disaient -
oui, il savait bien, depuis plus de trente ans, ce qu'elles disaient,
et son père, qui lui avait raconté si souvent le temps
des cerises, le savait aussi.
    Il
savait depuis toujours - son père, qui le tenait de son père,
lui avait mis ça dans le sang - que les pauvres font de leurs
mains les canons pour se faire tuer mais que ce sont les riches qui
les vendent. Il avait essayé de le dire aux cantonnements,
dans des granges, dans des cafés de village, quand la patronne
allume les lampes à pétrole et que les gendarmes vous
supplient de rentrer, vous êtes tous des braves gens, soyez
raisonnables, rentrez. Il ne parlait pas bien, il n'expliquait pas
bien. Et il y avait tant de misère, chez les bonhommes, et le
vin qui est le compagnon de la misère abrutissait tant leur
regard qu'il savait encore moins comment les atteindre.
    Quelques
jours avant Noël, alors qu'il montait en ligne, le bruit avait
couru de ce que certains avaient fait. Il avait chargé son
fusil et il s'était tiré une balle dans la main gauche,
très vite, sans regarder, sans se donner le temps de
réfléchir, juste pour être avec eux. Dans cette
salle de classe où on l'avait condamné, ils étaient
vingt-huit à avoir agi de la même façon. Il était
content, oui, content et presque fier qu'il y en ait eu vingt-huit.
Même s'il ne devait pas le voir, puisque le soleil se couchait
pour la dernière fois, il savait qu'un jour viendrait où
les Français, les Allemands et les Russes - “ et la
calotte avec nous", il disait -, un jour viendrait où
plus personne ne voudrait se battre, jamais, pour rien. Enfin, il le
croyait. Il avait les yeux bleus, de ce bleu très pâle
piqué de tout petits points rouges qu'ont quelquefois les
soudeurs.
    Le
troisième venait de la Dordogne et portait sur sa plaque de
poitrine le numéro 1818. Quand on le lui avait attribué
il avait balancé la tête avec une sensation bizarre,
parce qu'il était de l'Assistance et que, dans les centres où
il passait, étant enfant, son casier au réfectoire ou
au dortoir était toujours le 18. Il marchait, depuis qu'il
savait le faire, d'un pas lourd, encore alourdi par la boue de la
guerre, tout en lui était lourd et patient et obstiné.
Lui aussi, il avait chargé son fusil et il s'était tiré
une balle dans la main - la droite, il était gaucher - mais
sans fermer les yeux. Au contraire, il avait apporté à
toute l'affaire un regard appliqué, hors du monde, ce regard
que nul ne connaît d'un autre car il est celui de la solitude,
et il y avait longtemps que le 1818 menait sa propre guerre, et tout
seul.
    Attention
au

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