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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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plus de jours au front que le polichinelle trébuchant
et pitoyable qui marchait devant lui et, si tant est que
l'imagination y fait quelque chose, il avait souffert encore
davantage de la peur.
    Il
avait peur de la guerre et de la mort, comme presque tout le monde,
mais peur aussi du vent, annonciateur des gaz, peur d'une fusée
déchirant la nuit, peur de lui-même qui était
impulsif dans la peur et n'arrivait pas à se raisonner, peur
du canon des siens, peur de son propre fusil, peur du bruit des
torpilles, peur de la mine qui éclate et engloutit une
escouade, peur de l'abri inondé qui te noie, de la terre qui
t'enterre, du merle égaré qui fait passer une ombre
soudaine devant tes yeux, peur des rêves où tu finis
toujours éventré au fond d'un entonnoir, peur du
sergent qui brûle de te brûler la cervelle parce qu'il
n'en peut plus de te crier après, peur des rats qui
t'attendent et viennent pour l'avant-goût te flairer dans ton
sommeil, peur des poux, des morpions et des souvenirs qui te sucent
le sang, peur de tout.
    Il
n'était pas le même avant la tuerie, il était
tout le contraire, grimpant aux arbres, au clocher de l'église,
bravant l'océan sur le bateau de son père, toujours
volontaire aux feux de forêt, ramenant à bon port les
pinasses dispersées par la tempête, si intrépide,
si généreux de sa jeunesse qu'il donnait aux siens
l'image d'un trompe-la-mort. Même au front, les premiers temps,
il s'était montré brave. Et puis, il y avait eu une
torpille, une de trop, un matin d'été devant Buscourt,
à quelques kilomètres à peine de la tranchée
où il s'enlisait maintenant. L'explosion ne l'avait pas
touché, seulement projeté en l'air de son souffle, mais
quand il s'était relevé, il était couvert du
sang d'un camarade, couvert tout entier de sang et de chairs qu'on ne
pouvait plus reconnaître, il en avait jusque dans la bouche, il
crachait l'horreur, il en hurlait. Oui, il hurlait sur le champ de
bataille, devant Buscourt, en Picardie, et il arrachait ses vêtements
et il pleurait. On l'avait ramené nu. Le lendemain, il avait
retrouvé son calme. Il était peut-être saisi
parfois d'un tremblement sans raison, mais c'était tout.
    Son
prénom était Jean, encore que sa mère et tous
les autres, au pays, lui disaient Manech. À la guerre, il
était simplement Bleuet. Le matricule qu'il portait en
bracelet à son poignet valide était le 9692 d'un bureau
des Landes. Il était né à Cap-Breton, d'où
l'on voit Biarritz, mais la géographie n'étant le fort
de personne dans les armées de la République, ceux de
sa section pensaient qu'il venait de Bretagne. Il avait renoncé
dès le premier jour à les détromper. Il n'était
pas contrariant, il se faisait petit pour éviter les
discussions stériles et, finalement, il s'en portait bien : quand il se perdait dans son barda ou les pièces de son fusil,
il se trouvait toujours un pépère pour l'aider à
s'y reconnaître et, dans la tranchée, sauf ce sergent
qui l'avait pris en grippe, personne ne lui demandait rien d'autre
que de rester à l'abri et de faire attention au fil.
    Mais
il y avait la peur, qui avait envahi tout son être, le
pressentiment qu'il ne retournerait jamais chez lui, une permission
qu'on lui avait promise et qu'il n'espérait plus, et il y
avait Mathilde.
    En
septembre, pour revoir Mathilde, il avait écouté les
conseils d'un Marie-Louise, sobriquet de la classe 16, son aîné
de presque un an, il avait avalé une boulette de viande
trempée d'acide citrique. Il s'était rendu malade à
vomir ses orteils, mais n'importe quel carabin savait maintenant
déceler une jaunisse bidon avant même de savoir lire, on
l'avait traduit une première fois devant un conseil de guerre,
celui de son bataillon. On l'y avait traité avec l'indulgence
que son âge méritait : deux mois avec sursis, mais
les permissions adieu, à moins de se racheter en faisant
prisonnier Guillaume à lui tout seul. Ensuite, c'était
novembre, devant Péronne, après dix jours sans relève
sous les insultes du sergent maudit, et la pluie, la pluie, la pluie.
Il n'en pouvait plus, il avait écouté un autre
Marie-Louise, encore plus intelligent que le premier.
    Une
nuit qu'il était de guet dans la tranchée, la canonnade
loin, le ciel noyé, il avait allumé, lui qui ne fumait
pas, une cigarette anglaise, parce qu'elle s'éteint moins
bêtement qu'une brune, et il avait élevé sa main
droite au-dessus du parapet, protégeant sous ses

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