Un paradis perdu
nous feront paraître l'Atlantique plus étroit, commenta le capitaine Philip Rodney, goguenard.
– Plus étroit, mais tout aussi traître. Le 1 er de ce mois, l' Atlantic , de la Compagnie britannique White Star Line, a fait naufrage sur un banc de Terre-Neuve. Cette catastrophe a coûté la vie à cinq cent quatre-vingt-cinq personnes. Le capitaine, qui, lui, est sauf, a déclaré qu'au départ on ne lui avait pas donné assez de charbon. Quand il s'est approché des côtes pour compléter sa provision, le navire a heurté le récif Mar's Rock, bien connu de tous les navigateurs. Quand le bateau a chaviré, les passagers qui n'avaient pas été engloutis se sont réfugiés sur la coque. Ils sont presque tous morts de froid, avant qu'on eût pu établir un va-et-vient avec la terre ferme, cependant toute proche. Moins d'un mille ; c'est en tout cas ce qu'écrivent les journaux, rapporta Colson.
– D'après le représentant de l'Amirauté à Nassau, l'affaire fait grand bruit à Londres. Un membre du parlement, Samuel Plimsoll, s'en est pris aux compagnies transatlantiques, compléta Rodney.
– On dit qu'il va faire des propositions à la Chambre des communes 3 , précisa un membre du club qui rentrait de Nassau.
– Savez-vous que le Bureau Veritas a compté, l'an dernier, dans les mers du globe, la perte de 2 682 navires à voiles, dont 1 310 bâtiments anglais et 211 américains. Sur ces voiliers disparus, 135 n'ont jamais donné de nouvelles et nul ne sait où ils sont engloutis. Les vapeurs ont été moins touchés : 244 ont fait naufrage, dont 142 anglais et 56 américains, poursuivit Colson.
– La vapeur finira par éliminer la voile ; les voiliers ne serviront bientôt plus qu'aux membres du Yacht Club pour disputer des régates, ajouta Uncle Dave.
– Je crois bien que les bateaux à vapeu' sont mieux pour naviguer. Quand j'étais stew sur les grands clippers, j'ai souvent eu peu' de pas revoi' la terre, dit Sharko.
Puis il servit une nouvelle tournée de pink gin , à la demande de Philip Rodney, qui partait le lendemain, avec le Centaur , livrer des éponges au Sponge Market , à Nassau.
– La vapeur, parlons-en, Sharko ! L'an dernier, vingt-deux chaudières ont explosé, et on ne compte plus les avaries de machines, les blessés par fuites de vapeur brûlante, les arbres de couche cassés, les pertes d'hélices, précisa Lewis, indéfectible partisan de la voile.
– Voile ou vapeur : les dangers de la mer existent et existeront toujours, pour tout ce qui navigue, conclut Uncle Dave.
Ce soir-là, l'autre sujet de conversation fut le départ pour l'Afrique d'un détachement bahamien du First West Indies Regiment , basé à Nassau, et l'arrivée de cent douze soldats anglais du Ninety-third West Indies Regiment de la Jamaïque, sous commandement du capitaine O'Toole, pour remplacer les indigènes mobilisés.
– Que diable nos Bahamiens vont-ils faire là-bas ? demanda le pasteur Russell.
– La guerre, mon Révérend, la guerre aux Ashanti, dit Pietro Belmonte, le gérant du General Store, au village des artisans, récemment élu membre du club.
– Qui sont ces gens ? demanda Uncle Dave.
– Les sujets d'un petit royaume très prospère, situé en Afrique occidentale, sur le golfe de Guinée. On l'appelle aussi Gold Coast, dit Rodney, qui avait navigué dans ces parages.
– Et quel crime ont commis ces nègres pour qu'on leur fasse la guerre ? insista le médecin.
– Les Ashanti détestent les colons britanniques, pourchassent et tuent ceux qui s'aventurent sur leur territoire. Ce sont de bons artisans, des commerçants avisés et des guerriers intrépides. Ils exploitent des mines d'or et cultivent l'arbre qui produit le cacao. À Kumasi, capitale du royaume – une belle ville, d'après les rares Européens qui l'ont visitée –, ils travaillent les métaux et vendent des bijoux. Malgré cet aspect civilisé, ils ne le sont guère. Ces nègres, bien que musulmans, pratiquent des sacrifices humains, révéla le capitaine Rodney.
– Se pourrait-il que les financiers de Londres convoitent les mines d'or des Ashanti ? persifla Colson.
– Quelle puissance européenne ne serait pas intéressée par des mines d'or ! répliqua Charles Desteyrac.
– Certes, mais depuis 1824, les Ashanti, peuple fier, attaché à son indépendance, interdisent à coups de fusil l'approche de leurs
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