Un paradis perdu
rhumatismes, ne se déplaçait plus que rarement. Parfois, en fin d'après-midi, ils allaient se baigner et nager à Pink Bay, avant de passer le pont de Buena Vista pour se présenter chez lady Lamia à l'heure du dîner.
Parmi les insulaires que le mariage de lady Ottilia avait réjouis, figurait Maoti-Mata. Le vieux cacique, à qui rien n'échappait, savait que Malcolm Murray, peu sympathique aux Indiens, n'avait jamais été un véritable mari pour la fille du lord. L'ami d'Old Gentleman, l'ingénieur Desteyrac, en ferait un meilleur, plus raisonnable et moins enclin au libertinage.
Quand, bien des années plus tôt, lord Simon avait révélé au cacique, sous le sceau du secret, l'infirmité de sa fille aînée, avec l'espoir que la médecine des Arawak pourrait guérir, là où les praticiens de Londres et de Paris avaient échoué, le dernier homme-médecine des Taino avait étudié les livres anciens, interrogé les zemis, organisé une cérémonie votive, autour de la Cahoba 2 du village. Puis il avait donné à son vieil ami anglais une réponse décevante. Les pratiques occultes ancestrales, connues des seuls initiés, avaient pu rendre l'usage de ses jambes à Ann, la fille de Jeffrey Cornfield, parce qu'il s'agissait des suites d'un accident. Elles ne pouvaient remédier à une malformation congénitale. « On ne modifie pas ce que les dieux imposent », avait déclaré Maoti-Mata. Maintenant, à voir le sourire et l'aisance de lady Ottilia, quand elle s'arrêtait au village des Arawak, le cacique avait compris que son ami français avait su dépasser la quête des plaisirs charnels, pour offrir à la femme incomplète un bonheur d'une plus rare qualité.
L'autorisation de construire un phare au Cabo del Diablo ayant été accordée à lord Simon par l'Imperial Ligththouse Service, Charles s'était mis au travail et passait beaucoup de temps sur le chantier. Les ouvriers, recrutés parmi ceux qui, autrefois, avaient construit le pont de Buena Vista, dirigés par le contremaître Sima, montraient d'autant plus de zèle qu'ils appréciaient cette activité lucrative, depuis que les profits, même modestes pour eux, tirés des trafics liés à la guerre civile américaine, étaient épuisés. Après une période faste, les familles noires ou indiennes retombaient dans la précarité. Les hommes, quand ils n'allaient pas s'embaucher à Nassau, au service des touristes, revenaient aux activités ancestrales : agriculture, pêche des éponges, vannerie et pillage des épaves. Les naufrages, aux frontières de l'archipel, étaient, hélas pour eux, de moins en moins fréquents, depuis que les bateaux à vapeur et à hélice remplaçaient les voiliers du commerce et que les autorités encourageaient la construction de phares sur les Out Islands.
Fish Lady avait craint, un moment, que les gens de Buena Vista ne tentent de s'opposer à la construction d'un phare, qui risquait de les priver des dernières ressources du wrecking . Elle fut rassurée quand Charles Desteyrac annonça le montant des salaires alloués aux terrassiers et que Tom O'Graney, accompagné de ses charpentiers irlandais, fit des rondes pour décourager toute tentative de sabotage. Car on se souvenait, à Soledad, des incidents qui avaient retardé, pendant vingt-cinq ans, entre 1838 et 1863, la mise en service du phare d'Elbow Cay !
Au commencement de l'été, la signature d'un nouveau contrat de navigation, entre le gouvernement bahamien et la compagnie Alexandra and Sons, de New York, fut discutée, tant à Cornfield Manor qu'au Loyalists Club. La compagnie s'engageait à assurer une liaison directe New York-Nassau toutes les trois semaines, en échange d'une subvention de trois cents livres sterling par voyage, versée par les autorités de l'archipel.
Lewis Colson, véritable mémoire maritime des West Indies, rappela à ses amis qu'en 1840 les navires de la Cunard assuraient vingt-quatre traversées de l'Atlantique par an.
– Maintenant, chaque jour, on compte six départs pour l'Europe chaque jour et autant d'arrivées. Cent quatre-vingt-quinze navires sont en service sur les lignes Europe-Amérique. L'an dernier, ces bateaux ont transporté deux cent quatre-vingt mille tonnes de fret et plus de trois cent mille passagers. Et la traversée ne dure pas plus de dix à douze jours, en moyenne, dit le marin.
– L'accélération des traversées, due à la vapeur, et la fréquence des liaisons
Weitere Kostenlose Bücher