Un paradis perdu
impossible et ruinerait le pays ». On avait donc vu naître un parlementarisme favorable aux affaires. Les bourgeois s'étaient ralliés à la république, non par conviction mais avec le désir de gérer les choix politiques et économiques les plus profitables à leur classe. À cette république molle et étriquée du patriote Thiers, succédait, avec le risque à peine conjuré d'un retour à la monarchie, celle de Mac Mahon. Le héros de la guerre de Crimée avait un moment rêvé être le Monk 5 du duc de Bordeaux, comte de Chambord, dernier représentant de la branche aînée des Bourbons. En exigeant le rejet du drapeau tricolore et le retour du drapeau blanc, le fils posthume du duc de Berry avait rendu le maréchal à des sentiments plus républicains !
« La restauration monarchique a fait long feu, mais on voit revenir, dans les ministères et dans les préfectures, d'anciens fonctionnaires de l'administration impériale », écrivait Albert Fouquet à Charles, dans une lettre annonçant son passage aux Bahamas, sur la route de Panama, en 1874.
Lord Simon, venu faire, avant de dîner, comme souvent maintenant, une partie de billard à Malcolm House, ironisa sur les militaires entrés en politique, quand Desteyrac commenta pour lui les nouvelles reçues de France.
Puis, le lord fit part à Charles de son inquiétude pour son cousin Jeffrey, de New York, pris depuis l'automne dans les tourbillons d'une crise financière et économique qui menaçait de s'étendre, depuis le récent krach de Vienne, à ce qu'il nommait « les nations civilisées ». Il fallait entendre par « nations civilisées » les États capitalistes. Charles, rompu à la dialectique de son beau-père, ne s'y trompait pas et demanda quels risques nouveaux menaçaient ce brave Jeffrey, qui n'avait jamais eu de chance en affaires.
– La ruine, mon cher, la ruine, tout simplement. Jay Cooke Company, à New York, a déposé son bilan le 17 septembre dernier et la banque de Cooke, à Philadelphie, a dû cesser ses paiements. Une énorme débâcle pour la Northern Pacific Railway, dont Jeffrey doit avoir un paquet d'actions. Et cela intervient après que vingt-cinq compagnies de chemins de fer, dans lesquelles il avait certainement des intérêts, ont fait faillite, dit Cornfield.
– J'ai lu que la Bourse de Wall Street est restée fermée dix jours. On annonce une crise financière mondiale, de grande ampleur, dit Lewis Colson, invité ce soir-là.
– Je ne connais pas grand-chose à la haute finance, mais comment ce Cooke en est-il arrivé là ? demanda Charles.
– Comme tous ceux qui se croient plus malins que Rockefeller ou Vanderbilt. Jay Cooke, on ne sait trop par quels moyens, avait été nommé, en mars 1863, en pleine guerre de Sécession, agent exclusif du gouvernement pour « populariser la vente des bons de guerre », destinés à financer les fournitures et matériels de l'armée fédérale. On lui octroya de fortes commissions, qui lui permirent de fonder une banque à Philadelphie. Après la guerre, toujours en faveur auprès du gouvernement, il réussit une autre opération financière, quand le Congrès promulgua une nouvelle charte, qui confirmait les concessions de terres attribuées à la Northern Pacific Railway, que Cooke venait de racheter pour peu à ses premiers concessionnaires. Ceux-ci n'avaient pas pu réunir les capitaux nécessaires pour construire la ligne de chemin de fer qui devait relier le lac Supérieur à l'État de Washington. Cooke obtint un accord à sa mesure puisqu'on lui offrit deux cents dollars en actions pour chaque obligation de mille dollars vendue. Et le gouvernement ajouta à cette manne une commission de douze pour cent. Du coup, Cooke créa une autre banque à New York et une à Londres, expliqua lord Simon.
– Belle affaire, à coup sûr, dit Charles.
– Belle affaire, certes, mais Cooke devait placer cent millions de dollars de titres pour construire la ligne de la Northern Pacific. Il comptait pour cela sur les marchés européens, que l'on disait avides de placements américains. C'était compter, mon cher Charles, sans votre guerre contre la Prusse, la défaite de Napoléon III et l'avènement de votre chère république. Difficile de placer des titres dans un pays où les financiers sont devenus extrêmement méfiants. Dans le reste de l'Europe, la situation n'est pas meilleure. En Autriche, les capitaux manquent pour
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