Un paradis perdu
habitants, qui, sur son étroite presqu'île, ne pouvait grandir qu'en hauteur, Thomas Artcliff emmena son ami déjeuner au Delmonico's, restaurant à la mode.
Au cours du repas, l'architecte s'enquit de ce que son ancien condisciple pensait du mariage.
– J'aimerais savoir, parce qu'un jour ou l'autre je devrai y passer. Ma mère dit ne pas vouloir me laisser sans femme, lorsqu'elle mourra, expliqua Thomas.
– Je n'ai pas encore d'opinion, car je ne me sens pas différent de ce que j'étais avant d'avoir prononcé, devant un évêque, la formule fatale « ego conjungo vos », dit Pacal, amusé.
– Tu devrais bientôt savoir. Tu as toujours été d'une grande lucidité, dit Thomas.
– La lucidité est le premier ennemi de l'amour, compléta Pacal, avec un sourire.
Thomas, ne voulant pas être indiscret, eût volontiers changé de sujet si lord Pacal, ayant dégusté son dessert, ne s'était lancé dans une nouvelle critique de la société américaine.
– Ma belle-famille me porte sur les nerfs. Ces gens ont réussi le fructueux amalgame du matérialisme le plus arrogant avec les pratiques religieuses les plus hypocrites ; le tout assaisonné d'une certaine dose de curiosité pour les lettres, les arts et une philosophie pastorale simplette. Mais, quand on s'enquiert de la personnalité de quelqu'un, on vous répond en dollars. M. X vaut dix millions de dollars et ce pauvre M. Y seulement cent mille dollars. La valeur d'un individu s'exprime en billets verts, comme celle d'un cheval de course ou d'une paire de chaussures. Les capacités intellectuelles d'un homme, ses connaissances en art ou en science, son éducation, sa manière de se comporter dans la vie ne sont pas prises en considération. Il vaut ce que vaut son compte en banque ! Je ne peux m'habituer à cette évaluation mercantile de l'être humain, déclara Pacal.
Thomas considéra son ami avec une touchante commisération.
– Tu ne comprends pas que nous sommes, ici, en train d'inventer une nouvelle civilisation. Nous devons nous débarrasser des encombrants rebus, hérités des siècles passés et de la vieille Europe, même glorieux, car le progrès est continu. Qui ne l'enfourche est, par lui, écrasé. La vie des hommes, même si on les pèse en dollars, d'une façon un peu triviale, j'en conviens, s'améliore chaque jour. Par exemple, il y a déjà des milliers d'abonnés au téléphone à New York et, de mon bureau, je peux parler, par ce moyen, avec des gens qui habitent Chicago ou Washington. Un jour prochain, je pourrai m'entretenir, par le téléphone, avec toi, aux Bahamas, et avec un ami résidant à Paris ou à Londres. Et puis, tu es un peu injuste avec Boston. C'est la plus riche ville de l'Union, certes, mais c'est aussi celle où l'on vend le plus de livres, celle où l'on compte le plus d'écoles ; et le budget du conservatoire de musique est, cette année, de trois cent mille dollars. C'est là que nous avons étudié, dans la meilleure université, souviens-t'en.
– Sweet land of liberty 6 , ironisa Pacal.
De retour au cabinet d'architecture, Thomas, comprenant que ses arguments n'avaient pas convaincu, tira de sa bibliothèque un volume à la couverture fatiguée. Il le feuilleta et retint une page.
– Écoute ce qu'a écrit un poète, en 1855, et tu comprendras ce qui est en train de se passer sur ce continent, dit Thomas, avant de commencer sa lecture :
Une croissance rapide désormais,
Des éléments, des races, des ajustements, turbulents, prompts, audacieux,
Un monde primitif à nouveau, des perspectives de gloire sans interruption qui se ramifient à l'infini,
Une race nouvelle, dominant les races antérieures et bien plus grande, avec de nouvelles luttes,
Une nouvelle politique, des religions et des littératures nouvelles, de nouvelles inventions et de nouveaux arts,
Voici ce qu'annonce ma voix, aussi ne vais-je plus dormir, mais me lever 7 . »
» Et l'Amérique s'est levée, pour donner au Vieux Monde une impulsion régénératrice, conclut Thomas avec enthousiasme en refermant le livre.
– C'est une profession de foi, dit Pacal.
Il s'empara de l'ouvrage et lut le titre, Leaves of Grass , et le nom de l'auteur, Walt Whitman.
– Notre poète est aujourd'hui âgé de soixante et onze ans. Il est impotent et pauvre. Une souscription publique a été nécessaire pour lui offrir un
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