Un paradis perdu
attention, la maison natale de Shakespeare et l'église de la Sainte-Trinité où l'auteur d' Hamlet est inhumé. Elle trouva bien naïf le buste du poète, sculpté et peint par Gerard Johnson en 1623.
– Il a l'air d'un marchand drapier qui fait ses comptes, plume en main, commenta-t-elle, avant de confesser qu'elle n'avait jamais été autorisée à lire ou à voir représenter les pièces de Shakespeare.
– Notre pasteur juge ces œuvres pleines de violences, de crimes, de sang, d'amours illégitimes, et émaillées de mots qu'on ne doit pas prononcer, comme étant d'inspiration païenne, précisa-t-elle.
– Parfois même paillarde ! compléta Pacal, moqueur.
Susan surprit son mari en déclarant que Stratford-upon-Avon avait, à ses yeux de Bostonienne, un mérite bien plus grand que celui d'avoir donné naissance à un poète sulfureux. C'était la ville natale de John Harvard, fondateur en 1639 de l'université qui porterait son nom et remplacerait une petite école créée en 1636. Elle voulut voir, en face de l'hôtel de ville, la maison où, en 1607, quarante-trois ans après la mort de Shakespeare, était né John Harvard, fils d'un boucher et de la fille d'un marchand de bestiaux. Le fait que ce diplômé de Cambridge, la vieille université anglaise, eût choisi d'émigrer en Nouvelle-Angleterre en 1637, qu'il eût été pasteur puritain et, par héritage, immensément riche, ajoutait beaucoup, pour Susan, à ses mérites de pédagogue éclairé.
Parce qu'il savait combien elle appréciait, comme bon nombre de ses compatriotes, les ouvrages de sir Walter Scott, Pacal conduisit sa femme à Abbotsford, la résidence construite par l'écrivain. Ils visitèrent l'étrange demeure, imitation tarabiscotée d'un château médiéval, où l'auteur d' Ivanhoé était mort en 1832.
Quand ils quittèrent les bords de la Tweed, pour la forêt de Sherwood, Susan fut déçue de découvrir que ne subsistaient plus que quelques douzaines des chênes bicentenaires des bois immenses, autrefois refuge d'un autre de ses héros romantiques, Robin Hood. Alors qu'ils flânaient, au crépuscule, dans le cloître à demi ruiné de l'abbaye de Newstead, où avait vécu lord Byron, Pacal, qui s'amusait de voir Susan goûter la traversée de lieux fertiles en légendes et contes étranges, lui récita le poème du moine noir, fantôme résident.
– Que nous pourrions bien rencontrer, si nous nous attardons, ajouta-t-il, mimant un air craintif avant de déclamer :
Dieu vous garde du moine noir
Qu'on voit, marmottant sa prière,
Quand la nuit descend sur la terre,
Rôder autour de ce manoir.
Au temps où lord Amundeville
Chassa les moines de ces tours,
Un moine refusa toujours
De quitter cet antique asile 2 .
– Allons-nous-en, souffla Susan, se serrant, apeurée, contre son mari.
Ils passèrent leur dernière nuit en Angleterre dans une modeste auberge de Nottingham, d'où partait autrefois en expédition, contre Robin des Bois et ses bandits, le redoutable shérif du comté.
C'est sur un yacht repeint en blanc, figure et frises de proue redorées, boiseries intérieures vernissées à neuf, éclairage électrique dernier cri, que les époux embarquèrent pour Boston, mi-février, à Liverpool. Susan souhaitait revoir sa famille avant de suivre son mari à Soledad.
Équipé de nouvelles machines, plus puissantes et moins bruyantes, d'une cheminée pourvue d'un filtre à escarbilles, plus efficace que l'ancien, et d'une commande de gouvernail assistée par l'électricité, le Phoenix II pouvait filer quinze nœuds en toute sécurité. L'état-major et l'équipage ovationnèrent le couple, et Myra Maitland se prépara au rôle de dame de compagnie avec enthousiasme. Deux hommes se montrèrent maussades : Andrew Cunnings et le lieutenant Tom O'Graney. Le premier, parce qu'il ne parvenait pas à oublier Fanny, le second parce que les nouvelles reçues d'Irlande, pendant son séjour sur les chantiers de la Mersey, l'irritaient encore.
– Les propriétaires anglais – les landlords comme ils se font appeler – dépouillent les paysans irlandais du fruit de leur travail. Ils font détruire, par la police, les chaumières de ceux qui ne peuvent pas payer les fermages, à cause des mauvaises récoltes. Ces hobereaux sans cœur jettent femmes et enfants à la rue. Les pères de famille et les fils aînés sont traînés, menottes aux mains, devant
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