Un paradis perdu
s'indigna Fouquet.
– Il y a bien longtemps, quand tu t'es mis en ménage polygame avec les jumelles Russell, je t'ai demandé comment tu pouvais différencier deux femmes si semblables…
– … et je t'ai répondu qu'Emphie avait, à la hanche une cicatrice due à une chute quand elle était enfant, coupa Fouquet, sans s'émouvoir.
– Cette cicatrice, je viens de la voir, Albert. La morte est ton épouse légitime, Emphie, et non Madge, belle-sœur et maîtresse ! Pourquoi cette substitution abominable ? Tu trompes ce pauvre pasteur et Violet.
– J'ai fait ça pour Madge, pour continuer à vivre avec elle, sans attirer l'attention. Tout ça, à cause de votre stupide loi anglaise, qui interdit à un veuf d'épouser la sœur de sa femme décédée 8 . Tout le monde n'est pas gendre de lord Simon qui savait comment contourner officiellement la loi !
– Et Madge a accepté ce changement d'identité ?
– C'est elle qui l'a proposé. Désormais, elle se nomme Emphie, mon épouse légitime. Elle a pris les papiers de sa sœur et détruit les siens. Ni vu ni connu, dit Fouquet.
– Faites en sorte que Michael Russell et Violet n'en sachent jamais rien, grommela Charles, abasourdi par cette consternante substitution.
– Tu es le seul à connaître notre secret, mon vieux.
– C'est pour ce bon pasteur et sa fille que je garderai le silence. Mais je trouve votre complicité odieuse. Vous êtes des dépravés, asséna Charles.
– Tu devrais, au contraire, être satisfait ! Je n'ai plus désormais, comme le premier mari venu, qu'une seule épouse, répliqua avec cynisme Albert.
– Tais-toi ! Marque un peu de respect pour Emphie, je te prie ! s'écria Charles, scandalisé.
Albert ne tint compte ni de la violence du ton ni du regard méprisant de son vieil ami. Considérant l'incident clos, il annonça son prochain départ pour la France.
– Je me fais un devoir d'aller témoigner pour mon maître, Ferdinand de Lesseps, malade et très diminué. Une instruction judiciaire a été ouverte contre les membres du Conseil d'administration de la Compagnie du canal de Panama, mise en liquidation parce qu'obligations et actions n'ont pas tenu leurs promesses et que trop d'argent a été distribué à des politiciens corrompus. Les travaux de percement de l'isthme sont interrompus, depuis deux ans, et l'on rend responsable des déboires financiers et autres M. de Lesseps, un grand ingénieur de quatre-vingt-cinq ans 9 , débita Albert Fouquet, qui trouvait là, en revanche, matière à s'indigner.
– Et tu emmènes Madge ? Peut-être dois-je dire Emphie ? demanda Charles.
– Bien sûr. Son voyage de noces en quelque sorte, s'exclama Albert.
Devant une telle insolence, Charles Desteyrac se retint de le gifler. D'un geste, il lui désigna l'échelle de coupée et le congédia sans lui serrer la main.
– Va-t'en et ne reviens pas ! jeta-t-il rageur.
Alors que le navire prenait le large, Desteyrac, qui n'avait rien de prude, s'interrogea longuement sur les égarements érotiques des humains. Il en vint à la conclusion que Willy Main-Leste, Malcolm Murray, Albert Fouquet, les sœurs Russell appartenaient à la même catégorie d'êtres, dont une sensualité perverse avait détruit le filtre de la conscience. Cette réflexion lui rappela le cabinet de curiosités de Malcolm. Il faudrait bien, un jour ou l'autre, qu'il informât Pacal de l'existence de ces étranges collections, enfouies sous le pavillon du parc d'Exile House, aujourd'hui résidence des Maitland.
En juin, Susan Desteyrac-Cornfield, qui avait élu comme médecin insulaire Luc Ramírez, un des fils de Paul Taval et de Manuela « parce que diplômé de l'école de médecine d'Hopkins, université américaine renommée », se prépara à partir pour Boston. L'accouchement étant prévu en août, elle devait quitter les Bahamas avant l'arrivée des ouragans. Dans le même temps, Charles et Ottilia, répondant à la suggestion de Pacal, décidèrent de se rendre en France, pour remettre en état le château d'Esteyrac. Ils embarquèrent avec Susan à bord du Phoenix II , pour New York où leurs passages pour Le Havre avaient été retenus sur La Bourgogne , luxueux paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique, dont la vitesse annoncée dépassait dix-sept nœuds.
Après cette escale, le Phoenix II poursuivit sa route jusqu'à
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