Un paradis perdu
les charmes rustiques de l'Auvergne, promettant de les lui faire connaître un jour, meublaient ses journées. Les gens du cru, d'un naturel serviable mais peu liants, respectaient sa tranquillité. Ses interlocuteurs restaient le notaire, maire du village, les époux Trévol, gardiens des lieux, et Ninette, habile à tous les travaux ménagers. Vive comme une gazelle, primesautière, chantonnante, la jeune femme assurait un service plus familier que protocolaire. Au jour de la Saint-Austremoine, fête patronale du village, Pacal se souvint que son père lui avait dit : « Autrefois les seigneurs d'Esteyrac invitaient les villageois à faire, après la messe, ripaille au château. » Décidé à restaurer la tradition, il fit dresser un buffet, devant la fontaine aux nymphes, et régala les cent douze esteyraquois de charcutailles, de pâtisserie boulangère et de rosé de Corent. L'initiative fut appréciée et, le même soir, le châtelain dut ouvrir le bal champêtre, avec la femme du maire, sous les flonflons d'une harmonie venue d'Issoire.
À l'automne, lord Pacal regagna Soledad via le Havre et les États-Unis, à bord d'un paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique.
En arrivant à New York, où il avait pris l'habitude de passer quelques jours chez Thomas Artcliff, en attendant un passage pour Nassau, le Bahamien apprit, de la bouche de son ami, à la fois la mort et la ruine d'Arnold Buchanan.
– Non, il ne s'est pas suicidé, comme d'autres, qui ont fait faillite. Il est mort dans son lit, jaune comme un citron, d'un ictère au foie, précisa Thomas.
– Mais sa ruine ? insista Pacal.
– Le pays traverse une crise financière. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle est due à un excès de prospérité. Depuis la découverte de gisements d'or, dans le ruisseau Klondyke, l'encaisse or du Trésor n'a jamais été aussi bonne : deux cent cinquante-huit millions de dollars. Le fer a augmenté de cent pour cent, le coton de trente pour cent et, partout, les salaires ont suivi. Mais de nombreuses sociétés sont surcapitalisées. Le Steel Trust, par exemple, a un excédent de huit cents millions de dollars, d'où l'attrait de la spéculation risquée. À Wall Street, on vend et achète n'importe quoi. Et puis, il y a eu, en avril, le tremblement de terre de San Francisco. Sept cents morts et quatre cents millions de dollars de dégâts. Les compagnies d'assurances souffrent. Les banques aussi, treize ont fait faillite à New York. À Boston, la situation n'est pas meilleure, car le manque de confiance incite les gens à réduire leurs dépenses et à retirer des banques leurs dépôts. De surcroît, le livre d'un jeune écrivain socialiste, Upton Sinclair 15 , récemment publié sous le titre the Jungle , où il est démontré que les abattoirs de Chicago livrent des viandes avariées et que les trusts font de scandaleux profits, n'est pas fait pour rassurer les citoyens.
– Mais Buchanan avait des entreprises prospères, des comptoirs, de la côte est à la côte ouest, observa Pacal, incrédule.
– Ses affaires furent prospères, tant que la vieille Maguy vécut et qu'il n'eut pas de rivaux commerciaux. Il continuait à commercer, comme au lendemain de la Civil War . Il ne croyait pas à la réclame, de plus en plus nécessaire. Ennemi du crédit, il a dû emprunter, pour assurer ses échéances, et aujourd'hui, ses entreprises sont à la merci des créanciers.
– Ne peut-on les renflouer ?
– Certes, mais en mettant un bon million de dollars sur la table, mon vieux.
– J'imagine que Fanny Cunnings a été prévenue de la mort d'Arnold, dit Pacal.
– Elle est à Boston, chez sa veuve. Quand il s'est vu mourant, Buchanan l'a appelée au secours. Il savait que sa famille – il laisse une demi-douzaine d'enfants – aurait besoin d'aide. Tu peux, d'ici, téléphoner à Fanny, dit Thomas en désignant l'appareil, posé sur un guéridon.
La conversation fut brève et, deux heures plus tard, Artcliff accompagna son ami à Grand Central Station, où il prit le train pour Boston. Il se devait d'aider Fanny et de participer au sauvetage des entreprises Buchanan, pour protéger, au mieux, les intérêts de ses propres enfants. Pour ne pas être taxé de profiteur, il avait tenu à ce que l'héritage de leur mère fût investi dans les sociétés Buchanan Metaz O'Brien.
Chaleureuse et déterminée, Fanny accueillit
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