Un Vietnamien bien tranquille : L'extraordinaire histoire de l'espion qui défia l'Amérique
règne et le Continental n’y échappe pas. Certes, à la Dolce Vita, les plaisanteries vont encore bon train. Jean Lartéguy, l’auteur du Mal jaune et des Tambours de bronze, revient de temps à autre jeter un coup d’œil, roulant des yeux, pour le compte d’hebdomadaires parisiens ou pour écrire un livre sur la guerre américaine, Un million de dollars le Viet. Le cinéaste Pierre Schoendorffer est de nouveau de passage pour tourner la Section Anderson, avant d’aller filmer L’Adieu au roi. Un homme à forte allure, touffes de cheveux blancs, peau transparente, bras droit cassé, treillis de campagne, descend l’escalier d’honneur, tapis rouge et barreaux de cuivre. C’est Jean Pouget, ancien commandant de parachutistes reconverti dans le journalisme, l’une des figures de Diên Biên Phu, revenu voir « son » Viêt Nam. Tout le monde apprécie ce personnage d’une autre époque et qui n’a pas froid aux yeux.
James Jones, l’auteur de Tant qu’il y aura des hommes, erre, tranquille, dans le jardin de l’hôtel. Il semble renifler. Philippe Franchini a raconté plus tard que, devant le spectacle de « deux jolies Vietnamiennes qui croisaient deux monumentales quinquagénaires américaines », James Jones avait fait la réflexion suivante : « Vous voyez ces Vietnamiennes, elles sont mignonnes et pourtant j’avoue que j’en ai peur. Pour moi, elles représentent l’inconnu. Alors que ces éléphants-là me rassurent. Malgré tout ce que je peux leur reprocher, je les connais, ils viennent de chez moi…» Philippe estime qu’à « titre de passant », James Jones est « excusable ». « Mais, ajoute-t-il, que dire de ces Américains qui vivaient au Viêt Nam depuis plusieurs mois, voire plusieurs années ? Loin d’aider à la compréhension mutuelle, il semblait que le temps aggravât les mésententes, confirmât les ruptures. »
Les temps se font durs pour tout le monde. Ancien maître d’hôtel et confident de Mathieu Franchini, le directeur de l’hôtel, l’imposant M . Loi, se montre sans illusion. « Cela me rappelle 1934, me dit-il. À l’époque, on n’avait même pas de quoi payer le personnel. Maintenant, la caisse est vide. J’ai dit aux employés d’attendre que les clients soient partis pour manger les restes. Je connais la montée des prix. Je ne veux pas punir, je ne veux pas savoir qui fait le coup. Je leur dis : “Je ne suis pas un étranger, je ne suis pas un Français, je ne veux pas vous laisser tomber. Mais il faut éviter la faillite.” L’autre jour, je regardais le soleil baisser. J’ai dit à M . Philippe : “C’est bien triste.” »
En l’espace de six ans, le loyer de l’hôtel et les frais de personnel triplent, la note d’électricité quintuple. La vie est trop chère, les banquets et cocktails se sont dangereusement espacés. L’hôtel tourne parfois à la moitié de sa capacité. Petit et bien enveloppé, M . Loi a l’habitude, à l’aurore, de traverser la place devant le théâtre municipal pour gagner le trottoir d’en face en pyjamas et en tongs. Il se retourne alors pour admirer, les bras derrière le dos, le lever du soleil sur « son » hôtel. Sur la fin, il ne le fera plus.
Revenu après la mort de son père, Philippe Franchini a su donner à son hôtel une autre vie. Sans trop y paraître, sans jamais y attacher ouvertement de l’importance, comme par accident, par enchantement, d’une seule et légère touche, d’un geste si ample. Cette route-là est en train de perdre son phare, son port d’attache. Le Continental, ce qu’il a pu représenter d’ambigu et de généreux, sombre à son tour dans cette fin de guerre qui n’en finit pas.
Chacun a la route de la soie de ses rêves. La mienne se perd dans les dédales des couloirs sombres du Continental, alors le plus célèbre hôtel d’Asie. Une fois dans le hall, je me sens chez moi. Des murmures, des éclats voilés par le bois épais des portes, une bâtisse ouverte sur Sài Gòn, le Viêt Nam, une certaine Indochine. Dès mon apparition sur le palier du troisième étage, le vieux garçon de service se dirige vers la remise pour y récupérer mes dossiers, regroupés dans des cartons, et les replacer dans ma chambre. Quand je descends dans le jardin à l’heure du premier café, le « alors, te voilà » de Philippe Franchini, toujours chaleureux, sonne comme un signal : une première et longue journée s’annonce. Mais le cœur y
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