Un Vietnamien bien tranquille : L'extraordinaire histoire de l'espion qui défia l'Amérique
est de moins en moins.
Peu à peu, mon esprit glisse vers une résolution : ne plus reprendre toutes les six semaines l’avion de Sài Gòn. Mettre quelque distance entre le Viêt Nam et moi. Je n’en ai pas envie. Je souhaite voir l’issue du conflit, qui ne peut être que militaire. Je me suis attaché à ce pays, à la vie débridée de reporter de guerre qui est la mienne depuis des années. Je laisse derrière moi bon nombre d’amis et la famille vietnamienne, si hospitalière, de mon épouse. J’hésite. Mais, d’un autre côté, je sens quelque part que tourner au moins provisoirement la page apportera un peu de sérénité dans ma vie. Je n’imagine pas un seul instant que le conflit prendra fin dès que je lui aurai tourné le dos.
Chapitre 3 Une jeunesse vietnamienne
Il chante Maréchal nous voilà quand l’Indochine française, gouvernée par l’amiral Jean Decoux, est ralliée à Vichy et occupée par les forces japonaises. Il a dix-huit ans en 1945 quand la péninsule bascule pour de bon : le 9 mars de cette année-là, les Japonais en désarment la garnison française, internent et humilient les civils français ; et, le 2 septembre, à l’issue de la « Révolution d’août » vietnamienne, Hô Chí Minh proclame l’indépendance devant une foule d’un million de gens rassemblée place Ba Dinh à Hà Nôi.
Il est difficile d’imaginer, pour un adolescent, atmosphère plus bouleversante : les « maîtres » français parqués sur la place publique ou dans des camps ; leur ordre, artificiellement maintenu mais qui s’effondre d’un seul coup ; une soldatesque nippone brutale, qui n’attire que la méfiance et dont les réquisitions provoquent une famine dans le Nord ; la grande promesse de l’indépendance. Sur les bancs d’école comme ailleurs, on ne parle plus que politique.
L’insolite est, dès le départ, au rendez-vous. Pham Xuân Ân est né « chez les fous », en septembre 1927 à Biên Hòa, non loin de Sài Gòn, car l’hôpital psychiatrique de ce bourg, où vivent ses parents, est le seul établissement dans les parages à disposer d’une maternité. Comme par prémonition, sa famille le prénomme Pham Xuân Ân, ce qui veut dire « caché » ou « secret ». Il est né trois ans avant la formation, dans la clandestinité, du Parti communiste indochinois, l’une des étapes décisives de l’éveil du nationalisme moderne vietnamien. Il en a neuf à l’époque du Front populaire en France.
Son père, originaire du Centre, est un employé du cadastre qui sillonne le Nam Bô, ou Nam Ky, alors la colonie française de Cochinchine. Ce père, dont l’épouse est du Nord, a le profil du petit lettré imprégné de confucianisme, la grande tradition au Viêt Nam. Ses moyens financiers, modestes, lui permettent néanmoins d’offrir une éducation solide à sa progéniture.
À l’âge de deux ans, Pham Xuân Ân est confié à sa grand-mère paternelle qui réside à Huê, l’ancienne capitale impériale. C’est conforme à la coutume : soit les grands-parents veulent alléger la charge de leurs enfants, soit ils souhaitent, plus simplement, la compagnie d’un de leurs petits-enfants. Comme sa grand-mère meurt prématurément deux années plus tard, Pham Xuân Ân est retourné à ses parents qui habitent alors Gia Dinh, aujourd’hui une banlieue de Hô Chi Minh Ville.
Ses débuts à l’école ne sont pas encourageants. C’est un enfant gentil, « pas voyou » ainsi qu’il le dit lui-même, mais dissipé, qui pense surtout à s’amuser, étudie peu, pratique l’école buissonnière, la chasse aux oiseaux armé d’un lance-pierres, les combats de coqs et, surtout, ceux de poissons combattants. Quand son père le lui ordonne, il jette ses poissons dans un égout, pleure et tente de les récupérer plus loin, à la sortie de l’égout, sans grand succès. Il organise même des combats entre scorpions. Son père le bat, toujours selon la tradition, à coups de bâton de rotin que sa mère achète le plus court possible afin d’amoindrir la douleur.
« Pour mon père, ne pas étudier constituait une grave faute », dit Pham Xuân Ân, en précisant que cette certitude était ancrée depuis des générations dans sa famille comme dans beaucoup d’autres.
Quand, petit, il rentre de l’école, son grand-père paternel – « quelqu’un de très sévère » – l’interroge sur les raisons pour lesquelles on l’envoie
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