Un Vietnamien bien tranquille : L'extraordinaire histoire de l'espion qui défia l'Amérique
progressivement pénétrer les idées qu’il élabore. Il procède par touches, aligne les éléments qui facilitent la compréhension. À l’interlocuteur de les saisir. Pham Xuân Ân est franc, direct. Mais, en bon Vietnamien, il ne dit jamais rien d’offensant. Quand il répond à une question par une boutade, inutile d’insister : il reviendra sur le sujet, s’il le souhaite, lors d’un entretien ultérieur. Dans ses propos comme dans son comportement, Pham Xuân Ân sait se montrer ferme.
Avant la victoire communiste de 1975, journaliste, Pham Xuân Ân travaille au bureau de Time Magazine, l’hebdomadaire américain aménagé dans deux chambres contiguës au premier étage de l’hôtel Continental où tout le monde le connaît comme un homme affable, réfléchi, tranquille. Il va souvent bavarder avec des collègues chez Givral, un café-glacier de l’autre côté de l’ex-rue Catinat, rebaptisée alors rue Tu Do ou de la Liberté. Parfois, son berger allemand qu’on n’entend jamais, se couche docilement sous la table. Pham Xuân Ân parque sa minuscule Renault 4 CV à deux pas de là, derrière le théâtre municipal, le long duquel se trouve le Continental.
Il n’élève la voix qu’à l’occasion d’un bon mot. Pham Xuân Ân, qui parle et écrit couramment le français et l’anglais, va rarement au-devant des gens mais ne rechigne pas à donner une explication ou un conseil. Les confrères qui le fréquentent ne perdent pas leur temps : ses analyses sur la stratégie communiste, les fondements de la politique américaine ou les capacités du régime de Sài Gòn sont claires, concises.
Pham Xuân Ân a tissé un réseau de relations avec tout ce qui, à Sài Gòn, peut compter : des autocrates d’autrefois aux généraux du jour qui se disputent le pouvoir. Il est aussi bien introduit auprès des officiers sud-vietnamiens en place qu’auprès de ceux qui sont sur la touche. Je l’aperçois en compagnie du chef sud-vietnamien du programme de pacification rurale ou de l’ancien directeur des services secrets de Sài Gòn. Il fréquente les patrons de la CIA . Il est persona grata à l’ambassade américaine et auprès de son pro-consul. Les chercheurs américains les plus influents à Washington ne manquent jamais, lors de leurs passages au Sud-Vietnam, de le consulter.
Et puis, en 1978, trois années après la victoire communiste, une nouvelle circule. Il n’y a pas d’annonce officielle, c’est contraire aux habitudes du PC vietnamien. La nouvelle résulte d’une indiscrétion volontaire d’un membre du PC et ne fait l’objet que d’un entrefilet dans un quotidien français. Pourtant, elle est de taille : pendant toute la guerre, Pham Xuân Ân a été la principale taupe communiste dans le Sud.
Et quelle taupe ! Il a eu accès aux documents les plus secrets, y compris les comptes rendus des interrogatoires de prisonniers communistes. Il a prodigué ses conseils, le plus souvent sollicités, à des officiers, politiciens et espions de tous bords, américains et sud-vietnamiens. Cela ressemble à un énorme pavé jeté dans la mare américaine : Pham Xuân Ân est un colonel des services de renseignements communistes. Un an après la victoire, il a été élevé à la dignité de « héros de l’Armée populaire ».
Les Américains tombent à la renverse. Sur le moment, il doit y avoir quelques réflexes de rage et de honte dans les rangs de la CIA , dont certaines éminences ne prenaient leurs décisions qu’après avoir consulté le journaliste de Time.
Pham Xuân Ân, le Vietnamien préféré des Américains, a roulé le pouvoir américain de bout en bout. Les dommages sont incalculables. Combien de décisions a-t-il influencées à Sài Gòn ? Combien de retournements de situations peut-on attribuer aux renseignements fournis à Hà Nôi par ce journaliste formé – un comble ! – dans une université de Californie ? Les Américains savaient que l’administration et l’armée de Sài Gòn étaient truffées d’espions communistes. Mais jamais ils n’avaient pensé qu’il y en eut un d’un tel calibre et, surtout, qu’il s’agissait de Pham Xuân Ân ! Ils en ont été abasourdis.
Lorsque la nouvelle se répand, je me trouve à Nairobi, au Kenya, correspondant du Monde en Afrique orientale et dans l’océan Indien. J’en suis sidéré. Ce que j’ai pu apprendre du monde saigonnais en pleine guerre ne laissait guère de doute sur
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