Un Vietnamien bien tranquille : L'extraordinaire histoire de l'espion qui défia l'Amérique
l’apparition, dans le faisceau discret d’un seul projecteur, d’un jeune homme qui chante la misère de la guerre d’une voix à la fois pure et éraillée, lancinante, avec une puissance contenue, presque insoutenable. Un être seul sur la scène, là pour tous les autres, lieutenant d’activé en tenue de combat, la poitrine bardée de médailles, lunettes noires et moustaches. Borgne, manchot, unijambiste. Une moitié de corps rayée par la guerre.
De leur côté, les bourgeois continuent de vivre entre l’autel familial des ancêtres, une partie de billard ou de tennis et les études de leur progéniture. Les enfants les plus chanceux sont admis dans les lycées de la mission culturelle française. Le bac français ouvre la porte des universités francophones aux rejetons des familles fortunées de l’ancienne colonie de Cochinchine. L’ancien cercle sportif des coloniaux abrite le lieu de rendez-vous des plus aisés.
En 1968, les Viêt Côngs se sont introduits dans plusieurs quartiers de la ville à l’abri des explosions traditionnelles de pétards du Nouvel An vietnamien. Des roquettes ont plu sur la capitale du Sud quelques mois plus tard. Après cette confusion brutale mais momentanée, la vie a toutefois repris au jour le jour, avec son brin de fatalisme et sans ambition puisque l’histoire s’écrit ailleurs.
Sài Gòn n’est jamais que le reflet, le baromètre, de ce qui se trame dans le reste du pays. En mai 1972, un collègue et ami du Washington Post, feu Larry Stern, me propose de l’accompagner à Kon Tum afin d’y rencontrer John-Paul Vann. Une occasion unique, pour un journaliste français, de passer plus de dix minutes avec l’un des personnages américains les plus révélateurs de cette guerre devenue un cauchemar. À l’exception des Britanniques et de quelques figures connues, les autres journalistes étrangers sont, en effet, classés comme des « third nationals », ni Américains ni Vietnamiens, et leur influence jugée d’un moindre intérêt.
Je m’empresse donc d’accepter. Nous prenons l’avion de Nha Trang, station balnéaire transformée en garnison américaine sur la mer de Chine méridionale. De là, un autre transport militaire américain nous permet de rejoindre l’agglomération de Kon Tum sur les Hauts-Plateaux, où John-Paul Vann dirige une guerre non contre des guérilleros fondus dans la population mais, cette fois, contre des divisions nord-vietnamiennes.
Au début des années 1960, lors de ses premiers séjours au Sud-Vietnam, John-Paul Vann est un jeune conseiller militaire américain controversé, énergique et assez intelligent pour saisir les nombreuses lacunes de la contre-guérilla pratiquée par des officiers de l’armée de Sài Gòn plus préoccupés par leurs propres affaires, ou leurs intérêts politiques, que par la lutte contre les Viêt Côngs. La guerre se perd, dit-il à contre-courant, et il est très écouté des journalistes.
Les rapports de John-Paul Vann vont à l’encontre de communiqués trop souvent optimistes de Sài Gòn ou des services officiels américains. C’est l’époque où John F . Kennedy envoie dans le Sud plus de vingt mille conseillers militaires, dont John-Paul Vann fait partie. Écœuré, le lieutenant-colonel John-Paul Vann, qui ne manque pas d’arrogance, quitte l’armée, en 1963. Mais il ne résiste pas au besoin de revenir plus tard pour se retrouver, assimilé au rang de général de division, conseiller de l’armée sud-vietnamienne sur les Hauts-Plateaux.
Il ne reste plus grand-chose, en 1972, de l’architecte de la contre-guérilla des années 1960, du jeune officier supérieur qui, faute de pouvoir faire passer ses rapports à Washington par le cheminement officiel, choisit de se faire entendre par voie de presse. L’homme est transformé. Nous sommes sortis la tête lourde d’un entretien – un monologue de plus de deux heures – avec John-Paul Vann. En l’espace de trois semaines, au cours de trois cents raids aériens, il a commandé le largage, par les forteresses volantes B -52, de milliers de tonnes de bombes.
À bord de son petit hélicoptère, John-Paul Vann, dont l’intrépidité est connue, fait lui-même les repérages avant les raids. Il reprend son hélicoptère après pour en constater, à basse altitude, les résultats. Dans la grande biographie du personnage, L’Innocence perdue, qui lui est consacrée, Neel Sheehan écrit : « Pour terminer la
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