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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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téléphoner », a dit mademoiselle Cournot. Poupette m'a appelée, je n'ai pas répondu. La standardiste a insisté pendant une demi-heure avant que je ne me réveille. Pendant ce temps Poupette était revenue près de maman, déjà absente ; le cœur battait, elle respirait, assise, les yeux vitreux, sans rien voir. Et ç'a été fini : « Les docteurs disaient qu'elle s'éteindrait comme une bougie : ce n'est pas ça, pas ça du tout, a dit ma sœur en sanglotant. — Mais, Madame, a répondu la garde, je vous assure que ç'a été une mort très douce. »

5
    Toute sa vie maman avait redouté le cancer, et peut-être le craignait-elle encore, à la clinique, quand on l'avait radiographiée. Après l'intervention, pas un instant elle n'y a pensé. A certains jours, elle a eu peur de ne pas survivre à un choc trop rude pour son âge. Mais le doute ne l'a pas effleurée : on l'avait opérée d'une péritonite, sérieuse, mais guérissable.
    Ce qui nous a étonnées bien davantage, c'est qu'elle n'ait jamais réclamé la visite d'un prêtre, pas même le jour où elle se désolait : « Je ne reverrai pas Simone ! » Elle n'a pas sorti de son tiroir le missel, le crucifix, le rosaire que Marthe lui avait apportés. Jeanne a suggéré un matin :
    « C'est dimanche aujourd'hui, tante Françoise ; vous n'avez pas envie de communier ? — Oh ! ma petite, je suis trop fatiguée pour prier ; Dieu est bon ! » Madame Tardieu lui a demandé avec plus d'insistance, en présence de Poupette, si elle ne voulait pas recevoir son confesseur ; le visage de maman s'est durci : « Trop fatiguée » ; et elle a fermé les yeux pour clore la conversation. Après la visite d'une autre vieille amie, elle a dit à Jeanne : « Cette pauvre Louise, elle me pose de drôles de questions : elle m'a demandé s'il y avait un aumônier dans la clinique. Tu comprends ce que je m'en fiche ! »
    Madame de Saint-Ange nous harcelait : « Puisqu'elle est angoissée, elle devrait désirer les consolations de la religion. — Elle ne les désire pas. — Elle nous avait fait promettre, à moi et à d'autres amies, de l'aider à bien mourir. — Pour l'instant, ce qu'elle veut, c'est qu'on l'aide à guérir. » On nous blâmait. Sans doute n'empêchions-nous pas maman de recevoir les derniers sacrements, mais nous ne les lui imposions pas. Nous aurions dû l'avertir : « Tu as un cancer. Tu vas mourir. » Certaines bigotes l'auraient fait, j'en suis sûre, si nous les avions laissées seules avec elle. (J'aurais redouté à leur place de susciter chez maman un péché de révolte qui lui eût valu des siècles de purgatoire.) Maman ne désirait pas ces tête-à-tête. Elle souhaitait, autour de son lit, de jeunes sourires : « Des vieilles comme moi, j'aurai le temps d'en voir quand je serai dans une maison de retraite », disait-elle à ses petites-nièces. Elle se sentait en sécurité avec Jeanne, Marthe, deux ou trois amies pieuses mais compréhensives et qui approuvaient nos mensonges. Elle se méfiait des autres et parlait de certaines d'entre elles d'un ton rancuneux : comme si, avec un surprenant instinct, elle avait deviné quelles présences risquaient de troubler son repos : « Ces dames du Cercle, je n'irai pas les revoir. Je ne retournerai pas là-bas. »
    Des gens vont penser : « Sa foi n'était que superficielle et verbale puisqu'elle n'a pas tenu devant la souffrance et la mort. »
    Je ne sais pas ce que c'est que la foi. Mais la religion était le pivot et la substance même de sa vie : les papiers trouvés dans ses tiroirs nous l'ont confirmé. Si elle n'avait vu dans la prière qu'un ronron mécanique, cela ne l'aurait pas plus fatiguée d'égrener son chapelet que de faire des mots croisés. Son abstention me convainc au contraire que prier était pour elle un exercice qui exigeait de l'attention, de la réflexion, un certain état d'âme. Elle savait ce qu'elle aurait dû dire à Dieu : « Guérissez-moi. Mais que votre volonté soit faite : j'accepte de mourir. » Elle n'acceptait pas. En ce moment de vérité, elle ne voulait pas prononcer des mots insincères. Elle ne s'accordait pas cependant le droit de se rebeller. Elle se taisait : « Dieu est bon. »
    « Je ne comprends pas », m'a dit mademoiselle Vauthier, effarée. « Votre maman qui est si croyante, si pieuse : et elle a tellement peur de la mort ! » Ignorait-elle que des saintes sont mortes, hurlantes et convulsées ? Maman d'ailleurs ne craignait ni Dieu ni le diable

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