Une mort très douce
gisaient sur ma table, orphelins, inutiles, en attendant de se changer en déchets, ou de retrouver un autre état civil : mon nécessaire, qui me vient de tante Françoise. Nous destinions sa montre à Marthe. En détachant le cordonnet noir, Poupette s'est mise à pleurer : « C'est idiot, je ne suis pourtant pas fétichiste mais je ne peux pas jeter ce ruban. — Garde-le. » Inutile de prétendre intégrer la mort à la vie et se conduire de manière rationnelle en face d'une chose qui ne l'est pas : que chacun se débrouille à sa guise dans la confusion de ses sentiments. Je comprends toutes les dernières volontés, et aussi qu'on n'en ait aucune ; qu'on serre des ossements dans ses bras, ou bien qu'on abandonne le corps de l'être qu'on aime à la fosse commune. Si ma sœur avait tenu à habiller maman ou désiré garder son alliance, j'aurais aussi bien admis ses réactions que les miennes. Pour les obsèques, nous n'avions pas eu de question à nous poser. Nous pensions connaître les désirs de maman et nous nous y étions conformées.
Nous nous trouvions d'ailleurs aux prises avec de macabres difficultés. Nous possédions au Père-Lachaise une concession perpétuelle, achetée cent trente ans plus tôt par une dame Mignot, sœur de notre arrière-grand-père. Elle y était enterrée, ainsi que grand-père, sa femme, son frère, mon oncle Gaston, papa. Il n'y restait plus de place. En pareil cas, on inhume le défunt dans une tombe provisoire et après avoir rassemblé les ossements de ses prédécesseurs dans un seul cercueil, on l'ensevelit dans le caveau de famille. Seulement, comme le terrain du cimetière vaut très cher, l'administration s'efforce de récupérer les concessions perpétuelles : elle exige du propriétaire qu'il renouvelle tous les trente ans l'affirmation de ses droits. Le délai était écoulé. On ne nous avait pas notifié en temps voulu que nous risquions de les perdre, nous les conservions donc : à condition qu'il n'existât aucun descendant des Mignot susceptible de nous les disputer. En attendant qu'un notaire en eût fait la preuve, le corps de maman serait gardé dans un dépôt.
Nous redoutions la cérémonie du lendemain. Nous avons pris des tranquillisants, dormi jusqu'à sept heures, bu du thé, mangé, et repris des tranquillisants. Un peu avant huit heures, un fourgon noir s'est arrêté dans la rue déserte : il avait été avant l'aube chercher le corps qu'on avait fait sortir de la clinique par une porte dérobée.
Nous avons traversé la froide brume du matin, nous nous sommes assises, Poupette entre le chauffeur et un des messieurs Durand, moi au fond, à côté d'une espèce de caisson métallique : « Elle est là ?» a demandé ma sœur. « Oui. » Elle a eu un bref sanglot : « La seule chose qui me console », m'a-t-elle dit, « c'est que moi aussi je passerai par là. Sans ça, ça serait trop injuste ! » Oui. Nous assistions à la répétition générale de notre propre enterrement. Le malheur, c'est que cette aventure commune à tous, chacun la vit seul. Nous n'avions pas quitté maman pendant cette agonie qu'elle confondait avec une convalescence et nous avions été radicalement séparées d'elle.
Pendant la traversée de Paris, je regardai les rues, les gens, en prenant soin de ne penser à rien. Des autos attendaient à la porte du cimetière : la famille. Elles nous ont suivis jusqu'à la chapelle. Tout le monde est descendu. Pendant que les croque-morts sortaient le cercueil, j'ai entraîné Poupette vers la sœur de maman, au visage rougi de chagrin. Nous sommes entrés en cortège ; la chapelle était pleine de monde. Pas de fleurs sur le catafalque, les entrepreneurs les avaient laissées dans le fourgon : c'était sans importance.
Un jeune prêtre, en pantalon sous sa chasuble, a dit la messe et fait un bref discours, d'une étrange tristesse : « Dieu est très loin », a-t-il dit. « Même pour ceux d'entre vous dont la foi est le plus solide, il y a des jours où Dieu est si loin qu'il semble absent. On pourrait même le dire négligent. Mais il nous a envoyé son fils. » On a disposé deux prie-Dieu pour la communion. Presque tout le monde a communié. Le prêtre a encore un peu parlé. Et toutes les deux, l'émotion nous poignait quand il prononçait : « Françoise de Beauvoir » ; ces mots la ressuscitaient, ils totalisaient sa vie, de l'enfance au mariage, au veuvage, au cercueil ; Françoise de Beauvoir : elle devenait un
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