Vers l'orient
ailleurs, elle reste une
compagne exquise, plus douce que la queue d’un mouton.
Si ses comparaisons de basse-cour pouvaient à la
rigueur expliquer qu’elle semblât en être le coq, lui tenant le rôle de la
poule que l’on poursuit à coups de bec, elles ne l’excusaient en rien dans mon
esprit. Pour le reste, le shah demeurait un hôte fort agréable. Il trinqua avec
nous comme l’eût fait un parfait chrétien, se révélant même, une fois délesté
de son envahissante femme, un mémorable interlocuteur. Lorsque je lui fis
remarquer que j’étais très ému de fouler la piste même qu’avait arpentée avant
moi Alexandre le Grand, il précisa :
— Sa route s’acheva du reste tout près d’ici,
lorsqu’il revint de sa conquête du Cachemire indien et du Pendjab. Le
saviez-vous ? A seulement quatorze farsakh d’ici, en direction du
sud, se trouvent les ruines de Babylone, ville où il mourut. D’une fièvre
consécutive, dit-on, à un excès de notre vin de Chiraz.
Je remerciai le shah de l’information, me demandant en
mon for intérieur comment l’on pouvait ingurgiter une dose mortelle de ce
liquide sirupeux. J’avais déjà entendu à Venise des voyageurs chanter les
louanges du vin de Chiraz : la tradition orale lui vouait, même en
chansons, un véritable culte, mais ce vin, qui nous était justement servi ce
soir-là, me parut très inférieur à sa réputation. D’une rebutante teinte
orangée, il est épais comme de la mélasse et sucré jusqu’à l’écœurement. Pour
qu’un homme en bût beaucoup, il fallait vraiment, décidai-je, qu’il fût
déterminé à s’enivrer.
Le reste du repas était, il faut l’admettre, de
qualité irréprochable. Il y eut du poulet rissolé au jus de grenade et de
l’agneau découpé en fines tranches, grillé, appelé kebab, le tout arrosé
d’un sharbat à la rose glacé à la neige. Le dessert, quant à lui, se
présentait sous la forme d’une confection houleuse et tremblotante qui
rappelait un nougat qu’on aurait ébouriffé sur le dessus, composé de farine, de
crème, de miel, et délicatement parfumé à l’huile de pistache, dénommé balesh. Après le repas, nous nous alanguîmes parmi les coussins en sirotant une
savoureuse liqueur extraite de pétales de rose tout en regardant deux lutteurs
de cour presque nus, le corps entièrement oint d’huile d’amande, tenter de
plier leur adversaire en deux. Quand ils finirent par s’en aller, indemnes,
nous écoutâmes un ménestrel jouer sur un instrument à cordes nommé ‘ud, assez
proche, par sa forme, de notre luth, tout en récitant des poèmes persans dont
les vers, pour autant que je me souvienne, s’achevaient tous par le couinement
d’une souris qu’on écrase ou par un sanglot désolé.
Lorsque ce tourment auditif prit fin, mes aînés me
donnèrent licence d’aller, si je le souhaitais, me distraire un peu. Ce que je
fis, laissant mon père et mon oncle disserter avec le shah des différentes
routes maritimes ou terrestres qu’ils pourraient emprunter après Bagdad. Je
quittai la pièce et suivis un interminable couloir, dont les nombreuses portes
closes étaient gardées par des géants armés de lances ou de redoutables
cimeterres. Comme les gardes que j’avais vus à l’entrée, tous étaient coiffés
de ce casque dont je vous ai parlé, mais ici le visage de certains, Africains
d’un beau noir ou Arabes au teint brun, détonait quelque peu avec les tresses
blondes qui les ornaient, sculptées en relief.
Le couloir débouchait sur une arcade non surveillée,
laquelle donnait sur le jardin extérieur vers lequel je me rendis. Les allées
couvertes d’un doux gravier et les luxuriants massifs de fleurs étaient
illuminés par la pleine lune, posée telle une énorme perle sur le noir velours
de la nuit. Je me promenai tranquillement dans ce décor majestueux,
m’émerveillant de cette flore si nouvelle pour moi, que l’éclairage de la perle
lunaire rendait encore plus insolite à mes yeux. Puis je finis par tomber en
admiration devant un élément proprement stupéfiant : un massif de fleurs
qui semblait, sur toute son étendue, se mouvoir de lui-même. Je
m’arrêtai un moment pour prendre le temps d’observer ce curieux phénomène qui
semblait n’avoir rien de végétal. Ce tapis floral d’une gigantesque forme
circulaire était divisé à la façon d’un gâteau en douze parts, chacune
densément plantée de variétés de fleurs différentes.
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