Vers l'orient
ville est aussi grande que Kachan, me
précisa la veuve. Et, grâce à Dieu, elle est située dans la fraîcheur des
montagnes.
— Au-delà, en revanche, poursuivit mon père, nous
atteindrons des zones vraiment froides. Nous serons sans doute tenus d’hiverner
là-haut, quelque part. Mais bon, nous ne pouvons tout de même pas espérer
parcourir le monde en ayant toujours le vent dans le dos.
— De plus, nous ne nous retrouverons en terrain
connu, Nico, que lorsque nous aurons rallié Kachgar, à l’intérieur de Kithai
elle-même.
— Loin des yeux, Matteo, loin du cœur. À chaque
jour suffit sa peine, tu connais tout cela... Pour l’instant, point n’est
besoin de nous torturer par avance sur ce qui pourra survenir au-delà de
Mechhed.
29
Le lendemain matin de ce dernier jour du Ramadan, nous
le passâmes à nous prélasser au domicile de la veuve. J’ai peut-être omis de le
préciser, mais dans les contrées musulmanes le début de journée n’est pas situé
à l’aube, comme on pourrait s’y attendre, ni à minuit, comme dans nos pays
civilisés, mais au coucher du soleil. De toute façon, comme l’avait fait
remarquer mon père, point n’était besoin de nous rendre au bazar de Kachan tant
qu’il ne serait pas pleinement réapprovisionné en biens et marchandises à
vendre. Nous n’avions donc rien d’autre à faire que nourrir les chameaux, leur
donner à boire et nettoyer l’étable de leurs déjections. Ce fut bien sûr Narine
qui s’en chargea et qui, à la demande de la maîtresse de maison, étendit leurs
matières fécales sur l’herbe du jardin. Une fois encore, mon oncle, mon père et
moi nous trouvions ainsi libres d’aller vagabonder de par les rues, et nul
doute que Narine, entre deux travaux, saisirait lui aussi l’opportunité de se
donner le plaisir d’une de ses obscènes rencontres.
Alors que je me promenais vers la fin de l’après-midi,
je me trouvai, à l’intersection de deux rues, arrêté par un attroupement de
badauds stationnés là. La plupart étaient jeunes, les hommes aussi beaux que
d’habitude, les femmes un peu plus ordinaires. Je pensai dans un premier temps
qu’ils étaient occupés au passe-temps le plus courant en Orient, qui consiste à
rester debout et à regarder (en se grattant l’entrejambe, pour les hommes),
mais une voix lancinante montait du centre du groupe, et je fis halte pour m’y
joindre, avant de me frayer un chemin jusqu’au foyer de leur attention.
Un vieil homme, assis jambes croisées sur le sol,
distrayait les gens d’un récit : c’était un sha’ir, un poète. De
temps à autre, apparemment lorsqu’il prononçait une phrase particulièrement
poétique ou bien venue, l’un des auditeurs jetait une pièce dans la sébile
ouverte posée par terre à côté du vieillard. Le peu de farsi que je maîtrisais
ne me permettait pas d’apprécier les subtilités de la langue, mais me suffisait
pour saisir l’essentiel de l’histoire. Comme elle était intéressante, je la
suivis. Le sha’ir expliquait d’où venaient les rêves.
Au Commencement, dit-il, parmi toutes les sortes
d’esprits qui existaient alors – djinn, afarit, péri et tutti quanti –, il y en avait un appelé Sommeil. Il avait pour rôle – comme c’est encore le
cas de nos jours – de veiller à ce que chacun puisse dormir tout son saoul.
Sommeil avait une multitude d’enfants qu’on nommait Rêves, mais, en cette
lointaine époque, ni Sommeil ni ses enfants n’imaginaient que les Rêves
pourraient entrer dans l’esprit des gens. Pourtant, par un jour radieux,
Sommeil, fort peu occupé durant les heures diurnes, décida, en bon esprit qu’il
était, d’emmener toute sa marmaille, garçons et filles, au bord de la mer.
Histoire de prendre un peu de bon temps. Quand ils furent arrivés là, il les
laissa monter dans un petit bateau qu’ils trouvèrent sur place et les regarda
ramer avec plaisir pour ce qui devait n’être qu’une courte promenade.
Malheureusement, conta le vieux poète, l’esprit de
Sommeil avait préalablement commis une mauvaise action envers l’esprit de
Tempête. Cette dernière avait patiemment attendu l’occasion de se venger.
Aussi, dès que les petits Rêves du Sommeil se furent aventurés sur les flots,
la malveillante Tempête fouetta la mer jusqu’à la transformer en une furie
écumante et fit souffler un vent portant qui poussa au large la frêle
embarcation, jusqu’à l’obliger à s’échouer
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