Vers l'orient
des brins de miàn. L’apprentissage
de ce curieux instrument me prit de longues minutes de tâtonnements divers,
mais, dès que j’y fus rôdé, je trouvai cet usage nettement plus hygiénique que
la façon qu’ont les Mongols de manger avec les doigts, et d’une efficacité
somme toute supérieure à l’enroulement des pâtes autour de la fourchette qui se
pratiquait à Venise.
Le tenancier ouïghour sourit d’un air approbateur en
me voyant me démener avec les baguettes et m’apprit que les pinces agiles
étaient une invention due aux Han, destinée à raffiner la façon de dîner. Mais
lorsqu’il en vint à nous affirmer que le vermicelle leur était également
imputable, je m’inscrivis en faux, expliquant que les tables italiennes étaient
couvertes de pâtes depuis que le cuisinier d’un bateau romain les avait
inventées par inadvertance. J’en inférai que les Han avaient pu les découvrir à
l’occasion d’un échange de commerce entre Rome et Kithai à l’époque des Césars.
— Il en advint sûrement ainsi, confirma
l’aubergiste, homme d’une politesse impeccable.
Il me faut souligner que, quels que fussent leur race
et leur rang social, je trouvai toujours les habitants de Kithai d’une
exceptionnelle courtoisie, et dans leur façon de parler, et dans leur
comportement. Ceci lorsqu’ils ne se trouvaient pas engagés dans une querelle
sanguinaire, une vendetta, le banditisme, la rébellion ou la guerre, bien sûr.
J’attribuai cette propension à l’élégance et aux bonnes manières des Han.
Car, comme pour essayer de compenser ses évidentes
déficiences, leur langue est truffée d’expressions fleuries, de tournures
complexes et raffinées, à l’unisson avec leur exquise façon d’être. Ce peuple
bénéficie d’une culture aussi ancienne qu’achevée, mais leur grâce d’allure et
d’expression est-elle la résultante de cette civilisation ou l’inverse, je ne
saurais le dire. Je suis en tout cas persuadé que c’est à leur contact que
d’autres nations cruellement moins évoluées sur le plan culturel ont acquis ne
serait-ce que les signes extérieurs d’une civilisation plus avancée. Même à
Venise, j’avais pu remarquer à quel point les gens du peuple se plaisaient à
singer leurs supérieurs, au moins par l’apparence. Un boutiquier ne sera jamais
que ce qu’il est, certes, mais celui qui pourvoit à l’approvisionnement des
dames de la haute société finit par posséder un niveau de conversation plus
abouti que son homologue qui vend essentiellement aux gens des docks. Un
guerrier mongol a beau être par nature un barbare grossier, il peut lorsqu’il
le désire – comme la sentinelle qui nous avait accueillis à notre entrée dans
le pays – s’exprimer aussi poliment que n’importe quel Han et faire preuve d’un
savoir-vivre digne d’une salle de bal de la cour.
Même dans cette fruste cité commerçante frontalière,
l’influence des Han se faisait sentir. Je déambulai parmi des rues ornées de
noms tels que Bienveillance-Fleurie ou Fragrance-de-Cristal et trouvai un
marché dont la place s’intitulait Fructueuse-Tentative-d’Échanges-Profitables.
Je vis de patauds soldats mongols y acheter de jolis oiseaux en cage et des
aquariums emplis de poissons minuscules pour décorer leurs austères cantonnements
militaires. Chacun des emplacements du marché était identifié à l’aide d’une
longue et étroite planche pendue verticalement, et je trouvai sans difficulté
des passants obligeants pour m’en traduire les caractères han ou mongols. En
plus de renseigner les clients sur ce que l’on y vendait, par exemple de la
« pommade d’œufs de faisane destinée à fixer la coiffure » ou la
« teinture capillaire à l’indigo parfumée aux épices », l’enseigne se
fendait à leur intention d’un petit conseil avisé tel que : « Pour faire
de bonnes affaires, point n’est besoin de se perdre en futiles
bavardages », ou : « D’indélicats clients nous ont acculés à la
triste nécessité de refuser tout crédit », et bien d’autres du même
acabit.
Mais il est un autre aspect de Kachgar qui, dès le
début, me confirma que Kithai était bien différent de tous les autres endroits
où j’avais pu me rendre. Je veux parler de son infinie variété de senteurs. Les
autres cités orientales n’étaient certes point dépourvues de parfums, mais
celui qui y dominait n’était le plus souvent qu’un relent de
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