Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome II
rendra, sans doute, sages, et ils importeront moins. Si trop d'artisans des villes, et de fermiers de la campagne deviennent marchands, dans l'espoir de mener une vie plus agréable, la quantité d'occupation de ce genre divisée entr'eux tous, est trop peu de chose pour chacun en particulier ; et ils doivent se plaindre de la décadence du commerce. Ils disent aussi que cela n'est dû qu'à la rareté de l'argent ; tandis que, dans le fait, l'inconvénient provient moins de la diminution des acheteurs, que de la multiplicité des vendeurs ; et si les fermiers et les ouvriers qui se sont faits marchands, retournoient à leur charrue et à leurs outils, il y auroit assez de veuves et d'autres femmes pour tenir les boutiques, et elles trouveroient suffisamment à gagner dans ce commerce de détail.
Quiconque a voyagé dans les différentes parties de l'Europe, et a observé combien peu on y voit de gens riches ou aisés, en comparaison des pauvres ; combien peu de gens y sont grands propriétaires, en comparaison de la multitude de misérables ouvriers mal payés, et de journaliers déguenillés et souffrant la faim ; quiconque, dis-je, se rappelle ce tableau, et contemple l'heureuse médiocrité qui règne dans les états américains, où le cultivateur travaille pour lui-même et entretient sa famille dans une honnête abondance, doit, ce me semble, juger que nous avons raison de bénir la divine providence, qui a mis tant de différence en notre faveur, et être convaincu qu'aucune nation connue, ne jouit d'une plus grande portion de félicité humaine.
Il est vrai que la discorde et l'esprit de parti troublent quelques-uns des États-Unis. Mais regardons en arrière, et demandons-nous s'ils en ont jamais été exempts ? Ce mal existe par-tout où fleurit la liberté, et peut-être aide-t-il à la conserver. Le choc des sentimens opposés fait souvent jaillir des étincelles de vérité, qui produisent une lumière politique. Les diverses factions qui nous divisent, tendent toutes au bien public ; et il n'y a réellement de différence entr'elles, que dans la manière d'y parvenir. Les choses, les actions, les opinions, tout enfin, se présente à l'esprit sous des points de vue si différens, qu'il n'est pas possible que nous pensions, tous à-la-fois, de la même manière, sur un objet quelconque, tandis qu'à peine le même homme en a la même idée en différens temps. L'esprit de parti est donc le lot commun de l'humanité ; et celui qui règne chez nous n'est ni plus dangereux, ni moins utile que celui des autres pays et des autres siècles qui ont joui, au même degré que nous, de l'extrême bonheur d'une liberté politique.
Quelques-uns d'entre nous ne sont pas si inquiets de l'état présent de nos affaires, que de ce qui peut arriver un jour. L'accroissement du luxe les alarme ; et ils pensent que c'est-là ce qui nous conduit à grands pas vers notre ruine. Ils remarquent qu'il n'y a jamais de revenu suffisant sans économie ; et que toutes les productions annuelles d'un pays peuvent être dissipées en dépenses vaines et inutiles, et la pauvreté succéder à l'abondance.—Cela peut-être. Cependant cela arrive rarement ; car il semble qu'il y a chez toutes les nations une plus grande quantité de travail et de frugalité, contribuant à les enrichir, que de paresse et d'oisiveté, tendant à les appauvrir ; de sorte que tout balancé, il se fait une accumulation continuelle de richesses.
Songez à ce qu'étoient du temps des anciens Romains, l'Espagne, les Gaules, la Germanie, la Grande-Bretagne, habitées par des peuples presqu'aussi pauvres que nos Sauvages ; et considérez les richesses qu'elles possèdent à présent, l'innombrable quantité de villes superbes, de fermes bien établies, de meubles élégans, de magasins remplis de marchandises ; sans compter l'argenterie, les bijoux et tout le numéraire. Oui, elles possèdent tout cela, en dépit de leurs gouvernement exacteurs, dispendieux, extravagans, et de leurs guerres destructives. Cependant on n'a jamais gêné, dans ces contrées, ni le luxe, ni les prodigalités de l'opulence.—Ensuite, examinez le grand nombre de fermiers laborieux et sobres, qui habitent l'intérieur des états américains, et composent le corps de la nation, et jugez s'il est possible que le luxe de nos ports de mer puisse ruiner un tel pays.
Si l'importation des objets de luxe pouvoit ruiner un peuple, nous serions probablement ruinés depuis
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