Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome II
donnerai une autre.—Regardez les pauvres paysans, qui travaillent la terre dans les vignes et dans les champs autour des villages de Passy, Auteuil, Chaillot, etc.—Vous pouvez tous les jours parmi ces bonnes créatures, trouver quatre ou cinq vieilles femmes et vieux hommes, courbés et peut-être estropiés sous le poids des années et par un travail trop fort et continuel, qui, après une longue journée de fatigue, ont à marcher peut-être un ou deux milles pour trouver leurs chaumières.—Ordonnez à votre cocher de les prendre et de les mener chez eux. Voilà une bonne œuvre, qui fera du bien à votre ame ! Et si, en même-temps, vous retournez de votre visite chez les B... à pied, cela sera bon pour votre corps.
Franklin.
Oh ! comme vous êtes ennuyeuse !
La Goutte.
Allons donc à notre métier.
Il faut vous souvenir que je suis votre médecin. Tenez.
Franklin.
Oh ! oh ! quel diable de médecin !
La Goutte.
Vous êtes un ingrat de me dire cela !—N'est-ce pas moi qui, en qualité de votre médecin, vous ai sauvé de la paralysie, de l'hydropisie, de l'apoplexie, dont l'une ou l'autre vous auroient tué, il y a long-temps, si je ne les en avois empêchées.
Franklin.
Je le confesse, et je vous remercie pour ce qui est passé. Mais, de grâce, quittez-moi pour jamais ; car il me semble qu'on aimerait mieux mourir que d'être guéri si douloureusement.—Souvenez-vous que j'ai aussi été votre ami. Je n'ai jamais loué de combattre contre vous, ni les médecins, ni les charlatans d'aucune espèce : si donc vous ne me quittez pas, vous serez aussi accusable d'ingratitude.
La Goutte.
Je ne pense pas que je vous doive grande obligation de cela. Je me moque des charlatans. Ils peuvent vous tuer, mais ils ne peuvent pas me nuire ; et quant aux vrais médecins, ils sont enfin convaincus de cette vérité, que la goutte n'est pas une maladie, mais un véritable remède, et qu'il ne faut pas guérir un remède.—Revenons à notre affaire. Tenez.
Franklin.
Oh ! de grace, quittez-moi ; et je vous promets fidèlement que désormais je ne jouerai plus aux échecs, que je ferai de l'exercice journellement, et que je vivrai sobrement.
La Goutte.
Je vous connois bien. Vous êtes un beau prometteur : mais après quelques mois de bonne santé, vous recommencez à aller votre ancien train.
Vos belles promesses seront oubliées comme on oublie les formes des nuages de la dernière année.—Allons donc, finissons notre compte ; après cela je vous quitterai. Mais soyez assuré que je vous visiterai en temps et lieu : car c'est pour votre bien ; et je suis, vous savez, votre bonne amie.
LETTRE À MADAME HELVÉTIUS
[Cette lettre, dont la copie, que nous avons, est de la main de Chamfort, a été écrite en français par Franklin : c'est pourquoi nous nous sommes fait un devoir de ne pas toucher au style. (Note du Traducteur.)]
Passy, 1781.
Chagriné de votre résolution prononcée si positivement hier au soir, de rester seule pendant la vie, en l'honneur de votre cher mari, je me retirai chez moi, et tombé sur mon lit, je me croyois mort et me trouvois dans les Champs-Élisées.
On m'a demandé si j'avois envie de voir quelques personnages particuliers.—Menez-moi chez les philosophes.—Il y en a deux qui demeurent ici-près dans ce jardin. Ils sont de très-bons voisins et très-amis l'un de l'autre.—Qui sont-ils ?—Socrate et Helvétius.—Je les estime prodigieusement tous deux. Mais faites-moi voir premièrement Helvétius, parce que j'entends un peu le français et pas un mot de grec. Il m'a reçu avec beaucoup de courtoisie ; m'ayant connu, disoit-il, de réputation, il y a quelque temps, et m'a demandé mille choses sur la guerre et sur l'état présent de la religion, de la liberté et du gouvernement en France.
Vous ne me demandez donc rien de votre chère amie madame Helvétius ? et cependant elle vous aime encore excessivement, et il n'y a qu'une heure que j'étois chez elle.—Ah ! dit-il, vous me faites souvenir de mon ancienne félicité, mais il faut l'oublier pour être heureux ici. Pendant plusieurs des premières années, je n'ai pensé qu'à elle. Enfin je suis consolé. J'ai pris une autre femme, la plus semblable à elle que j'aie pu trouver. Elle n'est pas, il est vrai, tout-à-fait si belle, mais elle a autant de bon sens et d'esprit et elle m'aime infiniment.
Son étude continuelle est de me plaire, et elle est sortie actuellement pour chercher le meilleur nectar, la
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