Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome II
remettra, ou plutôt il tiendra les salaires très-bas. Enfin, on peut ajouter que la tyrannie des loix féodales, la forme des impôts, l'accroissement excessif du revenu public, la police du commerce, auront toujours les mêmes effets pour diminuer les salaires ; et que quand même l'avantage que l'Europe retirera, à cet égard, de l'indépendance, seroit réel, il ne pourroit être durable.
À cela, il est aisé de faire plusieurs réponses.—J'observerai d'abord que si ce sont les gouvernemens d'Europe qui s'opposent aux effets salutaires que l'indépendance de l'Amérique devroit naturellement produire chez eux, il n'en est pas moins intéressant de chercher à déterminer quels pourroient être ces effets.
Peut-être viendra-t-il des temps plus heureux, où les vrais principes du bonheur des nations étant mieux connus, quelque souverain sera assez éclairé, assez juste pour les mettre en pratique.
On peut diminuer les causes qui accumulent et concentrent sans cesse les propriétés et les richesses en un petit nombre de mains.
On peut abolir ou du moins adoucir beaucoup les restes de la féodalité. On peut changer la forme et modérer l'excès des impôts. Oh peut enfin, corriger la mauvaise police du commerce ; et tout cela contribuera à faire profiter les salariés du changement favorable que la révolution d'Amérique doit naturellement occasionner.
Mais en admettant que toutes les causes qu'on vient d'indiquer concourent à tenir encore en Europe, le travail des journaliers à bas prix, elles ne peuvent cependant qu'affoiblir l'influence de la prospérité américaine, et non en détruire totalement l'effet. Quand tout resteroit, d'ailleurs, dans le même état, il n'y en auroit pas moins une plus grande consommation, et conséquemment plus de travail à faire. Or, cette consommation et ce travail croissant sans cesse, à raison de l'accroissement de population et de richesses du nouveau monde, il en résultera nécessairement une augmentation de salaires en Europe ; car les causes qui s'y opposent n'agiront pas avec plus de force qu'à présent.
DIALOGUE ENTRE LA GOUTTE ET FRANKLIN
[Cette pièce, et la suivante, ont été écrites en français par Franklin ; aussi y trouvera-t-on divers anglicismes.]
À Passy, le 22 octobre 1780.
Franklin.
Eh ! oh ! eh ! mon dieu ! qu'ai-je fait pour mériter ces souffrances cruelles ?
La Goutte.
Beaucoup de choses. Vous avez trop mangé, trop bu et trop indulgé vos jambes en leur indolence.
Franklin.
Qui est-ce qui me parle ?
La Goutte.
C'est moi-même, la Goutte.
Franklin.
Mon ennemie en personne.
La Goutte.
Pas votre ennemie.
Franklin.
Oui, mon ennemie ; car non-seulement vous voulez me tuer le corps par vos tourmens ; mais vous tâchez aussi de détruire ma bonne réputation.—Vous me représentez comme un gourmand et un ivrogne ; et tout le monde qui me connoît sait qu'on ne m'a jamais accusé, auparavant, d'être un homme qui mangeoit trop ou qui buvoit trop.
La Goutte.
Le monde peut juger comme il lui plaît. Il a toujours beaucoup de complaisance pour lui-même et quelquefois pour ses amis. Mais je sais bien moi, que ce qui n'est pas trop boire ni trop manger, pour un homme qui fait raisonnablement d'exercice, est trop pour un homme qui n'en fait point.
Franklin.
Je prends—Eh ! eh !—Autant d'exercice.
—Eh !—que je puis, madame la Goutte.—Vous connoissez mon état sédentaire, et il me semble qu'en conséquence vous pourriez, madame la Goutte, m'épargner un peu, considérant que ce n'est pas tout-à-fait ma faute.
La Goutte.
Point du tout. Votre rhétorique et votre politesse sont également perdues. Votre excuse ne vaut rien. Si votre état est sédentaire, vos récréations, vos amusemens doivent être actifs. Vous devez vous promener à pied ou à cheval ; ou si le temps vous en empêche, jouer au billard.
Mais examinons votre cours de vie. Quand les matinées sont longues et que vous avez assez de temps pour vous promener, qu'est-ce que vous faites ?—Au lieu de gagner de l'appétit pour votre déjeûner par un exercice salutaire, vous vous amusez à lire des livres, des brochures, ou des gazettes, dont la plupart n'en valent pas la peine.—Vous déjeûnez néanmoins largement.—Il ne vous faut pas moins de quatre tasses de thé à la crême, avec une ou deux tartines de pain et de beurre, couvertes de tranches de bœuf fumé, qui, je crois, ne sont pas les choses du monde les plus faciles à digérer.
Tout de suite,
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