Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome II
visite, elle vint à pied. Elle se promène du matin jusqu'au soir, et laisse toutes les maladies d'indolence en partage à ses chevaux.—Voilà comme elle conserve sa santé, même sa beauté. Mais vous, quand vous allez à Auteuil, c'est dans la voiture. Il n'y a cependant pas plus loin de Passy à Auteuil, que d'Auteuil à Passy.
Franklin.
Vous m'ennuyez avec tant de raisonnemens.
La Goutte.
Je le crois bien ! je me tais et je continue mon office. Tenez : cet élancement et celui-ci.
Franklin.
Oh ! oh !—Continuez de parler, je vous prie.
La Goutte.
Non. J'ai un nombre d'élancemens à vous donner cette nuit, et vous aurez le reste demain.
Franklin.
Bon dieu ! la fièvre ! je me perds ! eh ! eh ! n'y a-t-il personne qui puisse prendre cette peine pour moi ?
La Goutte.
Demandez cela à vos chevaux.
Ils ont pris la peine de marcher pour vous.
Franklin.
Comment pouvez-vous être si cruelle de me tourmenter tant pour rien ?
La Goutte.
Pas pour rien. J'ai ici une liste de tous vos péchés contre votre santé, distinctement écrite, et je peux vous rendre raison de tous les coups que je vous donne.
Franklin.
Lisez-la donc.
La Goutte.
C'est trop long à lire. Je vous en donnerai le montant.
Franklin.
Faites-le. Je suis tout attention.
La Goutte.
Souvenez-vous combien de fois vous vous êtes proposé de vous promener le matin suivant dans le bois de Boulogne, dans le jardin de la Muette, ou dans le vôtre, et que vous avez manqué de parole, alléguant quelquefois que le temps étoit trop froid ; d'autres fois, qu'il étoit trop chaud, trop venteux, trop humide, ou quelqu'autre chose, quand, en vérité, il n'y avoit rien de trop qui empêchât, excepté votre trop de paresse.
Franklin.
Je confesse que cela peut arriver quelquefois, peut-être pendant un an dix fois.
La Goutte.
Votre confession est bien imparfaite. Le vrai montant est cent quatre-vingt-dix-neuf.
Franklin.
Est-il possible ?
La Goutte.
Oui, c'est possible, parce que c'est un fait.
Vous pouvez rester assuré de la justesse de mon compte. Vous connoissez les jardins de madame B... ; comme ils sont bons à promener. Vous connoissez le bel escalier de cent cinquante degrés, qui mène de la terrasse en haut, jusqu'à la plaine en bas.—Vous avez visité deux fois par semaine cette aimable famille. C'est une maxime de votre invention, qu'on peut avoir autant d'exercice en montant et en descendant un mille en escalier qu'en marchant dix milles sur une plaine ; quelle belle occasion vous avez eue de prendre tous les exercices ensemble ! En avez-vous profité ? et combien de fois ?
Franklin.
Je ne peux pas bien répondre à cette question.
La Goutte.
Je répondrai donc pour vous.—Pas une fois.
Franklin.
Pas une fois !
La Goutte.
Pas une fois. Pendant tout le bel été passé vous y êtes arrivé à six heures. Vous y avez trouvé cette charmante femme et ses beaux enfans, et ses amis, prêts à vous accompagner dans ces promenades, et à vous amuser avec leurs agréables conversations.—Et qu'avez-vous fait ?—Vous vous êtes assis sur la terrasse ; vous avez loué la belle vue, regardé la beauté des jardins en bas : mais vous n'avez pas bougé un pas pour descendre vous y promener.—Au contraire ; vous avez demandé du thé et l'échiquier. Et vous voilà collé à votre siége jusqu'à neuf heures, et cela après avoir joué, peut-être deux heures, où vous avez dîné. Alors, au lieu de retourner chez vous à pied, ce qui pourroit vous remuer un peu, vous prenez votre voiture.—Quelle sottise de croire qu'avec tout ce déréglement, on peut se conserver en santé sans moi !
Franklin.
À cette heure, je suis convaincu de la justesse de cette remarque du bonhomme Richard, que nos dettes et nos péchés sont toujours plus qu'on ne pense.
La Goutte.
C'est comme cela que vous autres philosophes avez toujours les maximes des sages dans votre bouche, pendant que votre conduite est comme celle des ignorans.
Franklin.
Mais faites-vous un de mes crimes, de ce que je retourne en voiture de chez madame B... ?
La Goutte.
Oui, assurément ; car vous, qui avez été assis toute la journée, vous ne pouvez pas dire que vous êtes fatigué du travail du jour. Vous n'avez donc pas besoin d'être soulagé par une voiture.
Franklin.
Que voulez-vous donc que je fasse de ma voiture ?
La Goutte.
Brûlez-la si vous voulez. Alors vous en tirerez au moins pour une fois de la chaleur. Ou, si cette proposition ne vous plaît pas, je vous en
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