Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
route.
Ainsi rafraîchi, je regagnai la rue. Elle étoit alors remplie de gens proprement vêtus, qui alloient tous du même côté. Je me joignis à eux, et je fus conduit dans la grande maison d'assemblée des quakers, près de la place du marché. Je m'assis avec les autres ; et après avoir regardé quelque temps autour de moi, n'entendant rien dire, et ayant besoin de dormir à cause du travail de la nuit précédente, je tombai dans un profond sommeil. Je restai ainsi jusqu'à ce que l'assemblée se dispersa. Alors un des quakers eut la complaisance de me réveiller. Leur maison fut donc la première dans laquelle je dormis à Philadelphie.
Je me remis à marcher dans la rue, pour gagner le côté de la rivière. Je regardois attentivement tous ceux que je rencontrois. À la fin, j'apperçus un jeune quaker, dont la physionomie me plut. Je l'acostai, et le priai de me dire où un étranger pouvoit trouver un logement. Nous étions près de l'enseigne des Trois matelots.—«On reçoit-là les étrangers, dit-il ; mais ce n'est pas une maison honnête.
Si tu veux venir avec moi, je t'en montrerai une meilleure». Il me conduisit à la Bûche crochue, dans Water-Street.
Là je me fis donner à dîner. Pendant que je mangeois on me fit plusieurs questions. Ma jeunesse et ma mine fesoient soupçonner que j'étois un fugitif. Après dîner je me sentis encore assoupi ; et m'étant jeté sur un lit sans me déshabiller, je dormis jusqu'à six heures du soir, qu'on m'appela pour souper. Je me mis ensuite au lit de très-bonne heure, et ne me réveillai que le lendemain matin.
Aussitôt que je fus levé, je m'arrangeai le plus décemment qu'il me fût possible, et je me rendis chez l'imprimeur André Bradford. Je trouvai, dans sa boutique, son père, que j'avois vu à New-York, et qui ayant voyagé à cheval, étoit arrivé à Philadelphie avant moi. Il me présenta à son fils, qui me reçut avec beaucoup de civilité et me donna à déjeûner : mais il me dit qu'il n'avoit pas besoin d'ouvrier, parce qu'il s'en étoit déjà procuré un. Il ajouta qu'il y avoit dans la ville un autre imprimeur nommé Keimer, qui pourroit peut-être m'employer ; et qu'en cas de refus, il m'invitoit à venir loger dans sa maison, où il me donneroit de temps en temps un peu d'ouvrage, jusqu'à ce qu'il se présentât quelque chose de mieux.
Le vieillard offrit de me conduire chez Keimer. Quand nous y fûmes :—«Voisin, lui dit-il, je vous amène un jeune imprimeur : peut-être avez-vous besoin de ses services.»
Keimer me fit quelques questions, me mit un composteur dans la main, pour voir comment je travaillois ; et me dit ensuite qu'il n'avoit point d'ouvrage à me donner pour le moment, mais qu'il m'emploieroit bientôt.
Prenant en même-temps le vieux Bradford pour un habitant de la ville, bien disposé en sa faveur, il lui fit part de ses projets et de ses espérances. Bradford eut soin de ne pas se faire connoître pour le père de l'autre imprimeur. Sur ce que Keimer disoit qu'il comptoit bientôt avoir l'imprimerie la plus occupée de Philadelphie, il sut, en lui fesant des questions adroites et en lui présentant des difficultés, l'amener à lui découvrir toutes ses vues, tous ses moyens, et de quelle manière il vouloit s'y prendre pour les faire réussir. J'étois présent et j'entendois tout. Je vis à l'instant que l'un étoit un vieux renard très-rusé, et l'autre un parfait novice. Bradford me laissa chez Keimer, qui fut étrangement surpris quand je lui dis le nom du vieillard.
Je trouvai que l'imprimerie de Keimer consistoit en une vieille presse endommagée et une petite fonte de caractères anglais usés, dont il se servoit alors lui-même, pour une élégie sur la mort d'Aquila Rose, dont j'ai parlé plus haut. Aquila Rose étoit un jeune homme plein d'esprit et d'un excellent caractère, très-estimé dans la ville, secrétaire de l'assemblée et poëte assez agréable. Keimer se mêloit aussi de faire des vers, mais ils étoient mauvais. On ne pouvoit pas même dire qu'il écrivît en vers ; car sa méthode étoit de les composer avec ses caractères d'imprimerie, à mesure qu'ils couloient de sa verve. Or, comme il travailloit sans copie, qu'il n'avoit qu'une casse, et que l'élégie devoit probablement employer tous ses caractères, il étoit impossible de l'aider. J'essayai de mettre en ordre sa presse, dont il ne s'étoit point servi, et à laquelle il n'entendoit rien ; et après lui avoir
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