Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
répandus.
L'honnête John est, à ma connoissance, le premier qui a mêlé la narration et le dialogue, manière d'écrire attrayante pour le lecteur, qui dans les endroits les plus intéressans, se trouve admis dans la société des personnages dont parle l'auteur, et présent à leur conversation. Defoe a suivi avec succès cette méthode, dans son Robinson Crusoé, dans sa Molly Flanders, et dans d'autres ouvrages ; et Richardson en a fait de même dans sa Pamela et ailleurs.
En approchant de l'île, nous nous apperçûmes que nous étions dans un endroit, où nous ne pouvions point aborder, à cause des forts brisans qu'occasionnoient les rochers qui hérissoient la côte. Nous jetâmes l'ancre et filâmes le cable vers le rivage. Quelques hommes, qui étoient sur le bord de l'eau, nous hélèrent, tandis que nous les hélions aussi ; mais le vent étoit si fort et la vague si bruyante, que nous ne pouvions distinguer ce que nous disions ni les uns ni les autres. Il y avoit des canots sur la plage. Nous leur criâmes et leur fîmes des signes pour les engager à venir nous chercher : mais soit qu'ils ne nous comprissent pas, soit qu'ils jugeassent que ce que nous demandions étoit impraticable, ils se retirèrent.
La nuit approchoit, et le seul parti qui nous resta, étoit d'attendre patiemment que le vent s'appaisât. Pendant ce temps-là, nous résolûmes, le pilote et moi, d'essayer de nous endormir. Nous nous mîmes en conséquence, sous l'écoutille, où étoit le Hollandais, encore tout mouillé. Mais nous fûmes bientôt presqu'aussi trempés que lui ; car la lame qui passoit par-dessus le pont, nous atteignit dans notre retraite.
Durant toute la nuit, nous n'eûmes que très-peu de repos. Le lendemain, le calme nous permit de gagner Amboy avant la fin du jour. Nous avions passé trente heures, sans avoir de quoi manger et sans autre boisson qu'une bouteille de mauvais rhum, l'eau sur laquelle nous fîmes route, étant salée. Le soir, je me couchai avec une fièvre violente. J'avois lu quelque part, que dans ces cas, l'eau fraîche, bue en abondance, étoit un bon remède. Je suivis ce précepte ; je suai beaucoup la plus grande partie de la nuit, et la fièvre me quitta.
Le jour suivant, je passai le bac et continuai mon voyage à pied. J'avois cinquante milles à faire pour arriver à Burlington, où l'on m'avoit dit que je trouverois des bateaux de passage qui me porteroient à Philadelphie. La pluie tomba avec force toute la journée ; de sorte que je fus mouillé jusqu'à la peau. Vers midi, me trouvant fatigué, je m'arrêtai dans un mauvais cabaret, où je passai le reste du jour et toute la nuit. Je commençai à me repentir d'avoir abandonné la maison de mon frère. D'ailleurs, je fesois une si triste figure, qu'on me soupçonna d'être un domestique fugitif. Je m'en apperçus aux questions qu'on me fesoit, et je sentis que je courois risque d'être à tout moment arrêté comme tel.
Cependant, le matin, je me remis en route, et le soir j'arrivai à huit ou dix milles de Burlington, dans une auberge dont le maître se nommoit le docteur Brown.
Tandis que je prenois quelques rafraîchissemens, cet homme entra en conversation avec moi, et s'appercevant que j'avois un peu de lecture, il me témoigna beaucoup d'intérêt et d'amitié. Nos liaisons ont duré tout le reste de sa vie. Je crois qu'il avoit été ce qu'on appelle un docteur ambulant ; car il n'y avoit point de ville en Angleterre, même dans toute l'Europe, qu'il ne connût d'une manière particulière. Il ne manquoit ni d'esprit, ni de littérature ; mais c'étoit un vrai mécréant. Quelques années après que je l'eus connu, il entreprit malignement de travestir la Bible en vers burlesques, comme Cotton a travesti Virgile. Par ce moyen, il présentoit plusieurs faits sous un point de vue très-ridicule ; ce qui auroit pu donner de l'ombrage aux esprits foibles, si l'ouvrage eût été publié ; mais il ne le fut point.
Je passai la nuit dans la maison de ce docteur. Le lendemain je me rendis à Burlington. En arrivant au port, j'eus le désagrément d'apprendre que les bateaux de passage venoient de mettre à la voile. C'étoit un samedi, et il ne devoit partir aucun autre bateau avant le mardi suivant. Je retournai en ville, chez une vieille femme qui m'avoit vendu du pain d'épice pour manger dans la traversée. Je lui demandai conseil. Elle m'invita à demeurer chez elle, jusqu'à ce que je trouvasse une occasion de
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