Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
m'embarquer. Fatigué comme je l'étois d'avoir fait tant de chemin à pied, j'acceptai sa proposition. Quand elle sut que j'étois imprimeur, elle voulut me persuader de rester à Burlington pour y exercer mon état.
Mais elle ne se doutoit pas des capitaux qu'il m'auroit fallu pour tenter une pareille entreprise. Je fus traité par cette bonne femme avec une véritable hospitalité. Elle me donna un dîner composé de grillades de bœuf [Beef-steak.], et ne voulut accepter en retour qu'une pinte d'aile [Espèce de bière.].
Je m'imaginois que je demeurois là jusqu'au mardi suivant. Mais le soir, me promenant sur le bord de la rivière, je vis approcher un bateau, dans lequel il y avoit un grand nombre de personnes. Il alloit à Philadelphie ; et l'on consentit à m'y donner passage. Comme il ne fesoit point de vent, nous nous servîmes de nos avirons. Vers minuit, ne voyant point la ville, quelques personnes de la compagnie crurent que nous l'avions dépassée, et ne voulurent pas ramer davantage. Les autres ne savoient pas où nous étions. Enfin, l'on décida qu'il falloit s'arrêter. Nous nous approchâmes du rivage, entrâmes dans une crique, et débarquâmes près de quelques vieilles palissades, qui nous servirent à faire du feu, car nous étions dans une des froides nuits d'octobre.
Nous restâmes là jusqu'au point du jour. Alors une des personnes de la compagnie reconnut la crique où nous étions pour celle de Cooper, située un peu au-dessus de Philadelphie ; et dès que nous eûmes regagné le large, nous apperçûmes la ville. Nous y arrivâmes le dimanche vers les huit ou neuf heures du matin, et descendîmes sur le quai de Market-Street [La rue du marché.].
Je vous ai raconté tous les détails de mon voyage ; et je décrirai de la même manière ma première entrée à Philadelphie, afin que vous puissiez comparer des commencemens si peu favorables, avec la figure que j'y ai faite depuis.
À mon arrivée à Philadelphie, j'étois dans mon costume d'ouvrier, mes meilleurs habits devant venir par mer.
J'étois tout crotté. Mes poches étoient remplies de chemises et de bas. Je ne connoissois personne dans la ville, et ne savois pas même où je devois aller loger. Fatigué d'avoir marché, ramé et passé la nuit sans dormir, j'avois grand'faim, et ne possédois pour tout argent qu'une risdale hollandaise [Environ cinq livres tournois.] et la valeur d'un schelling en monnoie de cuivre. Je donnai cette monnoie aux bateliers pour mon passage. Comme je les avois aidés à ramer, ils refusèrent d'abord de la prendre : mais j'insistai et la leur fis accepter. Un homme est quelquefois plus généreux quand il a peu d'argent que lorsqu'il en a beaucoup ; et probablement c'est parce que, dans le premier cas, il cherche à cacher son indigence.
Je m'avançai vers le haut de la rue, en regardant attentivement de tous côtés, et quand je fus dans Market-Street, je rencontrai un enfant qui portoit un pain. J'avois souvent fait mon dîner avec du pain sec. Je priai l'enfant de me dire où il avoit acheté le sien, et je fus droit au boulanger qu'il m'indiqua. Je voulois avoir des biscuits, parce que je croyois qu'il y en avoit de pareils à ceux de Boston ; mais on n'en fesoit point à Philadelphie. Je demandai alors un pain de trois sols. On n'en tenoit point à ce prix. Voyant que j'ignorois la différence des prix et les sortes de pain du pays, je priai le boulanger de me donner pour trois sols de pain de quelqu'espèce qu'il fût. Il me donna alors trois grosses miches. Je fus surpris d'en avoir tant. Cependant je les pris ; et je me mis à marcher avec un pain sous chaque bras, et mangeant le troisième.
Je suivis de cette manière Market-Street, jusqu'à Fourth-Street [La quatrième rue.], et je passai devant la maison de M. Read, père de la personne qui, depuis, devint ma femme.
Elle étoit sur sa porte, m'observa et trouva, avec raison, que je fesois une très-singulière et très-grotesque figure.
Je tournai au coin de la rue, et tout en mangeant mon pain, je parcourus Chesnut-Street [La rue du Châtaignier.]. Après avoir fait ce tour, je me retrouvai sur le quai de Market-Street, près du bateau qui m'avoit porté. J'y entrai pour boire de l'eau de la rivière ; et comme j'étois rassasié d'avoir mangé un pain, je donnai les deux autres à une femme et à son enfant, qui avoient descendu la rivière dans le même bateau que nous, et attendoient l'instant de continuer leur
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