Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
boire d'excellent vin de Madère.
Je fus, je le confesse, un peu surpris, et Keimer parut abasourdi. J'allai, cependant, avec le gouverneur et le colonel dans une taverne, au coin de Third-Street ; et là, tout en buvant le Madère, sir William Keith me proposa d'établir une imprimerie. Il me présenta les probabilités du succès ; et lui et le colonel Finch m'assurèrent que je pouvois compter sur leur protection et leur crédit, pour me procurer l'impression des papiers que publieroient les deux gouvernemens. Comme je paroissois craindre que mon père ne voulût pas m'aider à m'établir, sir William me dit qu'il lui écriroit pour moi une lettre dans laquelle il lui représenteroit les avantages de cette entreprise, sous un jour qui, sans doute, l'y détermineroit. Il fut donc décidé que je m'embarquerois dans le premier vaisseau qui partiroit pour Boston, et que j'emporterois une lettre de recommandation du gouverneur, pour mon père. En attendant, mon projet devoit être tenu secret, et je continuai à travailler chez Keimer, comme auparavant.
Le gouverneur m'envoyoit inviter de temps en temps, à dîner avec lui.
Je regardois cela comme un très-grand honneur ; et j'y étois d'autant plus sensible, qu'il s'entretenoit avec moi de la manière la plus affable, la plus familière et la plus amicale qu'il soit possible d'imaginer.
Vers la fin du mois d'avril 1724, un petit navire étant prêt à faire voile pour Boston, je pris congé de Keimer, sous prétexte d'aller voir mes parens. Le gouverneur me donna une longue lettre, dans laquelle il disoit à mon père beaucoup de choses flatteuses pour moi, et lui recommandoit fortement le projet de mon établissement à Philadelphie, comme une chose qui ne pouvoit manquer d'assurer ma fortune.
En descendant la Delaware, nous touchâmes sur un écueil et nous eûmes une voie d'eau. Le temps étoit très-orageux. Il fallut pomper continuellement. J'y travaillai comme les autres. Cependant, après une navigation de quinze jours, nous arrivâmes sains et saufs à Boston.
J'avois été absent sept mois entiers, pendant lesquels mes parens n'avoient reçu aucune nouvelle de moi ; car le capitaine Holmes, mon beau-frère, n'étoit point encore de retour, et n'avoit rien dit de moi dans ses lettres. Mon aspect inattendu surprit mes parens. Ils furent charmés de me revoir, et tous, à l'exception de mon frère, m'accueillirent très-bien. J'allai voir ce frère dans son imprimerie. J'étois mieux vêtu que du temps que je travaillois chez lui. J'avois un habit complet, neuf et très-propre, une montre dans mon gousset, et ma bourse garnie de près de cinq livres sterlings en argent. Mon frère ne me fit aucune politesse, et m'ayant considéré de la tête aux pieds, il se remit à son ouvrage.
Ses ouvriers me demandèrent avec empressement, où j'avois été, comment étoit le pays, et si je l'aimois.
Je fis alors un grand éloge de Philadelphie, et de la vie agréable qu'on y menoit ; et je dis que mon intention étoit d'y retourner. L'un d'entr'eux me demanda quelle sorte de monnoie on y avoit : je tirai aussitôt de ma poche une poignée de pièces d'argent, que j'étalai devant eux. C'étoit une chose curieuse et rare pour eux ; car le papier étoit la monnoie courante de Boston. Je ne manquai pas ensuite de leur faire voir ma montre. Mais enfin, comme mon frère étoit toujours sombre et de mauvaise humeur, je donnai aux ouvriers un schelling pour boire, et me retirai.
Cette visite piqua singulièrement mon frère ; car peu temps après, ma mère lui ayant parlé du désir qu'elle avoit de nous voir réconcilier et bien vivre ensemble, il lui répondit que je l'avois tellement insulté devant ses ouvriers, que jamais il ne l'oublieroit ni ne le pardonneroit : cependant, il se trompoit en cela.
La lettre du gouverneur parut causer quelqu'étonnement à mon père : mais il n'en dit pas grand'chose. Quelques jours après, voyant le capitaine Holmes de retour, il la lui montra, et lui demanda s'il connoissoit Keith, et quelle espèce d'homme c'étoit, ajoutant que selon lui, il falloit qu'il eût bien peu de discernement pour songer à mettre à la tête d'une entreprise un enfant qui avoit encore trois ans à courir pour être rangé dans la classe des hommes. Holmes dit tout ce qu'il put en faveur du projet : mais mon père soutint constamment qu'il étoit absurde, et refusa d'y concourir. Cependant, il écrivit une lettre polie à sir William. Il le
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