Voltaire
Shakespeare. C'est un bas instinct qui nous fait remarquer avec plaisir le raccourcissement sterno-mastoïdien dans le buste d'Alexandre, ou la mèche au front de Napoléon. Le sourire de Monna Lisa, dont nous ne savons rien (c'est peut-être un visage d'homme) est plus mystérieux. Une grimace dessinée par Hokusaï entraîne à de plus profondes méditations. Si l'on tentait l'art où excellèrent Boswell et Aubrey, il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu'ils aient été divins, médiocres ou criminels. »
Malgré le grand charme de ce passage, je ne crois pas justes les idées qu'il exprime. Le propre de la vie des inconnus, c'est qu'elle laisse peu de traces, à moins d'imaginer un homme de génie qui ait écrit d'admirables lettres et qui ne les ait pas publiées. Mais alors, en les publiant, on le fait entrer dans la catégorie des grands écrivains. Le choix du romancier est toutdifférent de celui de l'historien. Le romancier n'est pas lié par le serment d'être véridique et de ne se servir que de documents ou d'actions véritables. Il a donc le droit d'analyser un personnage inconnu, médiocre, de le faire parler, méditer. Mais le malheureux biographe, que peut-il dire de l'homme qui n'a laissé ni lettres, ni journal, ni témoignages d'amis, ni marque de ses actions ? Il n'y a qu'un cas où le choix lui soit offert : c'est celui où il raconte la vie d'un personnage avec lequel il a vécu. Il est certain qu'un Boswell aurait pu « boswelliser » tel ami ignoré, comme il boswellisa le docteur Johnson, mais il est extrêmement probable que cela eût été moins intéressant.
Il y a un autre argument en faveur du choix d'hommes qui ont joué un rôle historique ou artistique important, c'est que justement l'expression «jouer un rôle» est ici plus qu'une métaphore. Un homme qui exerce une haute fonction, que ce soit celle de roi, celle de général ou cette particulière attitude qu'impose à un poète le respect de son génie, en arrive à jouer réellement un rôle, c'est-à-dire que sa personnalité perd un peu de cette obscure complexité qui est propre à tous les hommes et acquiert une unité qui n'est pas artificielle. Un grand homme (et souvent même un roi qui n'est pas un grand homme) se trouve modelé par sa fonction; il essaie, inconsciemment, de faire de sa propre vie une œuvre d'art, de devenir ce que le monde souhaite qu'il soit, et il acquiert, non pas malgré lui, mais en dépit de lui-même et quelle que soit sa valeur réelle, cette qualité de statue qui en fait un bon modèle pour l'artiste. Ne croyez pas que ce soit par hasard que Strachey a choisi la reine Victoria; si la reine Victoria n'avait pas été reine, elle eût peut-être été une vieille dame curieuse à connaître, mais elle n'aurait pas eu cette étrange etsubtile poésie que lui donne le mélange de la qualité si moyenne de la femme avec l'unité nécessaire de la reine.
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Supposons maintenant le sujet choisi. Peut-on indiquer quelques règles qui permettront au biographe de ne pas faire œuvre sèche et, tout en respectant scrupuleusement la vérité scientifique, de se rapprocher de l'art du romancier? Beaucoup d'historiens pensent que non; certains l'ont dit avec sévérité, mais un Lytton Strachey croit certainement que cela est possible et le démontre, à la manière de Diogène, en le faisant. Je vais essayer de chercher avec vous quelques-unes de ces règles.
La première c'est, me semble-t-il, de suivre en toutes choses l'ordre chronologique. Ce n'était pas la coutume des anciens biographes. Plutarque commence par raconter les actions de ses héros et groupe à la fin d'une vie les anecdotes qui concernent leur caractère. Etrange méthode, parce qu'elle prive le lecteur pendant tout le récit de l'intérêt qu'ajouterait à celui-ci la connaissance intime du héros. L'exemple de Plutarque a été suivi pendant très longtemps, et c'est même un cas d'imitation remarquable, car on ne voit aucune autre raison pour expliquer que le docteur Johnson et beaucoup de biographes victoriens aient groupé à la fin d'une vie ce qu'ils appellent : «Traits de caractère personnels ». Même le Dictionary of National Biography, si bien fait, si remarquable à d'autres points de vue, accepte comme une règle immuable la
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